BANTOU
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Histoire et mythe
Les ethnohistoriens ont produit, depuis le milieu des années soixante, d'importantes monographies régionales précises qui éclairent l'histoire des peuples bantous au cours des derniers siècles. Ils se sont intéressés principalement à la formation des grands royaumes qui se sont développés dans la savane qui borde la lisière méridionale de la forêt ou dans la région montagneuse des Grands Lacs. On notera notamment les études de J. Vansina sur la genèse et le développement des royaumes rwanda (1962), kuba (1978) et teke (1973), celle de A. Hilton sur l'histoire du royaume de Kongo (1985), ou encore celles que R. Reefe et J. J. Hoover ont consacrées respectivement aux Luba (1981) et aux Lunda (1978). On citera aussi, pour le Cameroun, la monumentale étude du royaume bamum entreprise par C. Tardits.
Ces descriptions, approfondies mais parcellaires, se fondent pour l'essentiel sur l'interprétation des traditions orales, mais aussi sur des données linguistiques, voire sur des archives écrites plus ou moins récentes (elles remontent au xvie siècle pour le royaume de Kongo). La difficulté provient du fait que la mémoire orale véhicule conjointement l'histoire et le mythe, tissant entre ces deux domaines des liens subtils. C'est du moins ce que nous avons tenté d'établir à propos des traditions des royaumes rwanda et kuba (L. de Heusch, 1982).
La pensée mythique bantoue se laisse volontiers couler dans le moule historique des gestes de fondation de l'État. Les récits cosmogoniques sont peu développés. La tradition orale luba oppose la royauté originelle, fruste et démesurée de Nkongolo (dont le nom même désigne le génie python arc-en-ciel, maître de la saison sèche) à une nouvelle dynastie raffinée fondée par un prince chasseur d'origine céleste, qui apparaît comme une créature lunaire et le maître de la pluie. Une alliance matrimoniale éphémère les réunit et Kalala Ilunga, neveu utérin du premier et fils du second, réunit dans sa personne les vertus complémentaires inhérentes à son oncle maternel et à son père. Il fonde par les armes l'État luba. La geste lunda transforme ces données fondamentales. L'héroïne Lueji, descendante d'un serpent primordial, y occupe la place symbolique de Nkongolo. Mais, à la figure luba de l'arc-en-ciel en tant que principe de stérilité, le mythe lunda substitue celle d'un flot continu de sang menstruel : Lueji souffre, en effet, de ménorrhée et ne peut dès lors donner des enfants au héros chasseur Tshibinda Ilunga, le prince étranger à qui elle a confié le pouvoir. À ces récits pseudo-historiques répond en Afrique australe la cosmologie zulu où une princesse arc-en-ciel, vierge farouche, remplit en tant que maîtresse de la pluie la même fonction bienfaisante qu'un génie aquatique python. L'ensemble de ces données forme un système de transformations. La Lueji lunda occupe une position intermédiaire dans le système changeant de python arc-en-ciel. Cette princesse chthonienne lunda se situe du côté de la stérilité, comme Nkongolo, alors que la princesse céleste zulu est stérile, mais donneuse de fertilité. Le contraste le plus frappant apparaît lorsqu'on compara Luba et Zulu. Non seulement la figure unique du python arc-en-ciel luba, maître de la saison sèche, a éclaté chez les Zulu en une figure féminine céleste (arc-en-ciel) et une figure masculine terrestre (python), mais encore l'une et l'autre gouvernent la pluie et garantissent la fécondité. Ce bouleversement mythique s'accompagne d'un renversement des attitudes rituelles. Les Luba éloignent le python arc-en-ciel, principe de stérilité, en faisant du vacarme ; les Zulu passent en silence devant le python bienfaisant. Les jeunes filles zulu rendent un culte à la princesse arc-en-ciel, alors que les rapports des jeunes filles luba avec Nkongolo sont négatifs : elles doivent procéder à l'élongation des grandes lèvres pour que leur sexe ne soit pas semblable au « trou de Nkongolo » (allusion à la fosse où Nkongolo enterra vivante sa propre mère).
Il existe encore des correspondances symboliques remarquables entre les gestes de fondation des États luba et lunda, d'une part, entre les mythes d'origine des royaumes kuba et bemba, d'autre part (L. de Heusch, 1972). Les systèmes symboliques royaux des Karanga, des Venda et des Swazi forment un autre ensemble symbolique cohérent à condition de les déchiffrer en termes structuraux (L. de Heusch, 1982). Et cependant chacun de ces peuples possède une histoire propre. Le prétention de H. Baumann, qui attribuait à une civilisation récente unique, qualifiée de rhodésienne, l'institution de la royauté sacrée au sud de l'Équateur, n'a aucun fondement. On suggérera seulement, à titre d'hypothèse, que les cosmologies associées aux monarchies d'Afrique centrale et australe remontent à une ou plusieurs sources communes, très anciennes, en dépit des divergences qui sont apparues au fil des temps. Il y a lieu de penser, en particulier, que la cosmologie des anciens Bantous indivis reposait sur un schéma dualiste. Il est remarquable de retrouver à des milliers de kilomètres de distance, chez les Kuba et les Venda, le thème du démiurge primordial vomisseur d'un univers où s'opposeront bientôt le Ciel et la Terre. Après une période initiale d'indivision, le démiurge primordial kuba se scinde en un génie aquatique terrestre (Ngaan) et en un génie céleste et solaire (Mboom) qui entrent en conflit. Ensemble, ils gouvernent le rythme des saisons. Dans la mythologie venda, la figure du génie python primordial, maître des eaux, est complétée par celle du génie Raluvhumba, maître du feu céleste.
Les données proprement historiques ne remontent guère au-delà de quelques siècles. Le royaume kongo fut fondé au sud du fleuve Congo quelque temps avant l'arrivée des Portugais (à la fin du xve siècle) par un conquérant venu du Nord qui imposa son autorité par la force des armes aux prêtres locaux de la terre. Le christianisme fut accueilli avec enthousiasme par le souverain, qui y voyait sans doute un moyen de renforcer la sacralité de son pouvoir. Le roi Afonso I (1506-1543) facilita l'évangélisation de son pays et tenta d'adopter un modèle européen de gouvernement. Il entretint, comme ses successeurs, des relations diplomatiques suivies avec le Portugal. Mais la traite, qui était la préoccupation dominante des nouveaux venus, s'intensifia et le pays courait à sa perte. Les conflits se multiplièrent avec les Portugais installés sur la côte d'Angola, au sud du royaume. La bataille d'Ambwila en 1665 sous le règne d'Antonio I sonna le glas du royaume, qui se décomposa en une poussière de chefferies. Celles-ci ne dépendaient plus que nominalement du souverain, isolé dans sa prestigieuse capitale en ruines, l'ancienne Mbanza Kongo, baptisée San Salvador. Au cours du xxe siècle, durant les colonisations belge et française, les peuples de langue kongo, répandus au nord et au sud du fleuve, furent secoués par divers mouvements prophétiques, expressions d'une conscience nationale aiguë.
L'arrivée des Portugais provoqua l'apparition en Afrique centrale d'un commerce à longue distance qui consistait essentiellement dans l'échange de biens européens (vêtements, perles, armes à feu, poudre, fer et cuivre) contre des esclaves et de l'ivoire (et ultérieurement de la cire et du caoutchouc). L'histoire des royaumes de l'intérieur n'est pas sans rapport avec ce courant commercial nouveau.
À une époque indéterminée, des envahisseurs apparentés aux Mongo de la forêt traversèrent le Sankuru et s'établirent au sud de la rivière, où ils jetèrent les bases de cette fédération de chefferies qu'allait être l'État kuba. Après cette période archaïque marquée par des migrations et des luttes pour le pouvoir, un aventurier, Shyaam Mabulangoong, fonda, au début du xviie siècle, la dynastie actuelle qui a compté vingt-deux souverains jusqu'à nos jours. Shyaam favorisa l'étonnant développement économique des Kuba en introduisant notamment les plantes d'origine américaine. Mais le portrait que trace de lui la tradition orale ne cesse d'être au moins partiellement mythique : Shyaam est, par excellence, le roi magicien. Le royaume kuba a survécu jusqu'à nos jours, où il est intégré à l'État zaïrois.
Le royaume luba, qui se développa dans le sud du Shaba, connut une grande extension au cours des xviiie et xixe siècles. Il fut déchiré par de nombreuses guerres de succession et se scinda finalement en deux avant l'arrivée des Européens. L'histoire du royaume lunda voisin est étroitement liée à celle des Luba, qui lui fournirent peut-être sa dynastie. Vers l'ouest, des conquérants lunda imposèrent leur suzeraineté au cours du xviie siècle à de nombreuses populations du nord-est de l'Angola, des Tshokwe aux Imbangala, et à quelques groupes du sud-ouest du Congo (Yaka, Pende), où ils fondèrent de puissantes chefferies autonomes. Car la capitale du royaume lunda était située bien loin de là, au sud du Shaba. Les souverains lunda agrandirent leur territoire vers l'est durant le xviiie siècle pour englober dans un vaste empire une population vivant entre la Luvua et le lac Tanganyika, les Tabwa. Des intendants étaient chargés de récolter le tribut dans les régions conquises et de l'acheminer vers la capitale. Mais, après 1850, le pays lunda subit plusieurs invasions. Cette période troublée s'acheva par l'arrivée des troupes de l'État indépendant du Congo. Cependant, le souverain ne fut vaincu et capturé qu'en 1909. L'empire devenait une modeste chefferie.
Dans la région des Grands Lacs, très anciennement habitée par des populations de métallurgistes, plusieurs royaumes d'importance différente se sont développés au cours des cinq derniers siècles. Le Rwanda, qui avait deux millions d'habitants au début du xxe siècle, ou le Burundi contrastent par leur taille avec les petits royaumes de Bunyoro (quelque cent mille habitants) ou d'Ankole en Ouganda. Au Rwanda, le contrôle de l'État était aux mains d'une caste aristocratique de pasteurs-guerriers composant environ 10 % de la population (les Tutsi). Ceux-ci exerçaient une subtile domination socio-économique sur les paysans (les Hutu) par le truchement de liens de clientèle. L'histoire du Rwanda est celle d'une petite chefferie centrale qui acquit au xvie siècle une idéologie royale complexe et se dota d'une organisation militaire. Son expansion s'effectua progressivement, sous forme de razzias d'abord, par l'assimilation des régions périphériques ensuite. Ce n'est qu'aux xviiie et xixe siècles que les petits royaumes voisins à l'est, au sud et au nord furent annexés par la force. Lors de l'arrivée des Allemands, le Rwanda était une monarchie absolue, où le roi contrôlait soigneusement tous ses représentants locaux chargés de lever des troupes ou de récolter le tribut.
Dans les royaumes voisins, l'État se ramène toujours à une structure de clientèle, que le pouvoir soit absolu (Bunyoro, Ankole) ou limité par une puissante féodalité princière (Burundi). Au Burundi et en Ankole, l'aristocratie dominante était recrutée comme au Rwanda dans une caste de propriétaires de bétail (les Hima) ; mais, au Bunyoro, les chefs qui composaient la clientèle du roi provenaient aussi bien de la masse paysanne que du petit monde des éleveurs, les Huma. Sans lien institutionnel particulier avec le souverain, ceux-ci nomadisaient avec leur bétail à travers le pays. Le royaume d'Ouganda, enfin, ignorait la dichotomie paysans-pasteurs, qui caractérise de manière variable ses voisins.
Les ancêtres des Karanga furent les bâtisseurs des imposantes constructions de pierre du site de Zimbabwe, situé dans l'État actuel du même nom. Elles remontent au xie siècle et attestent l'existence d'une florissante civilisation, vivant de l'élevage et de l'agriculture. L'or qu'on extrayait dans le pays était échangé contre des produits manufacturés avec les commerçants arabes établis sur la côte de l'océan Indien. Au milieu du xve siècle, cet État s'effondra et les Karanga émigrèrent vers le nord. Ils cessèrent de bâtir en pierre mais fondèrent un nouveau royaume dont les souverains portaient le titre de Mwene Mutapa. Les Portugais, qui avaient pris pied à leur tour sur la côte orientale de l'Afrique, le décrivirent sous le nom de Monomotapa.
C'est du Monomotapa que partirent les groupes karanga qui fondèrent les chefferies venda et le petit royaume lovedu au sud du Limpopo, en Afrique australe. Plus au sud encore, le groupe nguni se dota de fortes institutions politiques et militaires. Les Zulu constituèrent un puissant empire au début du xixe siècle sous la conduite d'un redoutable conquérant, Chaka. Les Swazi, qui leur sont apparentés culturellement et linguistiquement, fondèrent de leur côté un royaume que les tourments de l'histoire récente n'ont pas réussi à entamer, contrairement aux formations politiques de la région des Grands Lacs, qui ont disparu peu avant ou juste après l'indépendance du Rwanda, du Burundi et de l'Ouganda.
Au Cameroun, de nombreuses formations politiques centralisées, d'échelle variable, apparurent dans la région des Grassfields. La plus importante, le royaume bamum, se développa par la conquête tout au long du xixe siècle. Le sultan Njoya, intronisé à la fin de cette époque, inventa une écriture originale. Les quelque cent chefferies bamileke sont réputées pour le caractère monumental de leurs résidences, ornées de bois sculptés.
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Écrit par
- Luc de HEUSCH : professeur ordinaire à l'Université libre de Bruxelles, directeur du Centre d'anthropologie culturelle de l'Institut de sociologie, Université libre de Bruxelles
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- PORTUGAIS EMPIRE COLONIAL
- ZOULOUS ou ZULU
- ROYAUTÉ SACRÉE
- MATRILINÉAIRE FILIATION
- PATRILINÉAIRE FILIATION
- RITES FUNÉRAIRES
- AFONSO Ier, roi du Kongo (1506-1543)
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