SPINOZA BARUCH (1632-1677)
Le spinozisme passe ordinairement pour être la philosophie même de la totalité, de la nécessité et de l'éternité. Mais comme ces concepts, destinés à définir l'être de la Substance, ou Nature, sont saisis et posés par la seule raison, en même temps que leurs implications sont déployées selon la plus rigoureuse, la plus « mathématique » et la plus abstraite des nécessités, le spinozisme se donne à la limite comme le plus parfait modèle du « système philosophique », sinon même comme le système.
Cette approche n'est pas sans danger : dans le temps même, en effet, qu'on pose le système, on en pose la caducité puisqu'en général on rapporte uniquement le spinozisme à l'effort de la philosophie rationnelle et dogmatique pour constituer, au xviie siècle, un système du monde et de Dieu, effort simplement daté et n'ayant abouti qu'à des idéologies illusoires ou mensongères dont seuls le kantisme et le marxisme sauraient effectuer la critique. La conscience moderne étant, croit-elle, avertie qu'il n'existe ni être en soi ni totalité, mais seulement la contingence singulière de l'individu ou la nécessité de l'histoire, on conçoit que le spinozisme puisse en fin de compte n'être regardé que comme l'un de ces systèmes « mathématiques » ou « romantiques » que le temps a emportés.
Indépendamment de ces considérations historicistes, l'examen de la cohérence même de la doctrine contribuerait, croit-on, à rejeter celle-ci hors du champ de la réflexion utilisable aujourd'hui. N'y a-t-il pas, en effet, une contradiction insurmontable entre l'établissement du système comme imbrication d'essences intemporelles et nécessaires, et la recherche de la sagesse comme mouvement et itinéraire, d'une part, comme expérience philosophique de la liberté et de la joie, d'autre part ? N'y a-t-il pas contradiction entre le tout et l'homme singulier, entre l'éternité et le temps, entre la nécessité et la libération, entre la rigueur démonstrative et l'expérience de la béatitude ? En un mot, n'y a-t-il pas contradiction flagrante entre le Dieu du livre Ier de L'Éthique (c'est-à-dire en fait la Nature, éternelle, nécessaire et totale) et l'expérience finale du livre V, qui est celle de la joie suprême comme liberté et comme « salut » ?
Avant de répondre à ces questions par l'examen interne de la doctrine, il convient de noter que la critique n'a pas su voir en général le lien concret qui existe entre la vie de Spinoza et la signification de son œuvre, c'est-à-dire son intention et son but. Or il est nécessaire (sans réduire l'œuvre à n'être que l'expression de la vie) de rapporter cette œuvre à la situation existentielle et politique de Spinoza pour comprendre que sa doctrine n'est pas un jeu scolastique de mathématicien, mais l'effort pour apporter des réponses au problème que pose l'aliénation individuelle (passionnelle), politique et religieuse qui est le lot des chrétiens et des juifs dans l'Europe du xviie siècle, et notamment dans la Hollande orangiste qui vient de se libérer de la colonisation espagnole (1648), mais n'en est pas moins tombée (après la tentative démocratique des frères de Witt) sous le joug spirituel et idéologique du puritanisme calviniste ou du formalisme juif.
Or Baruch Spinoza (1632-1677) est précisément un Juif né à Amsterdam dans la communauté « portugaise », descendant des marranes (Juifs chassés d'Espagne en 1492 par les Rois Catholiques). Il reçoit une éducation juive et se donne une formation juive et philosophique ; mais, portant à l'extrême le mouvement d'idées et d'exigences nouvelles qui animait à la fois les libéraux juifs et les oppositionnels protestants, il finit par se séparer ouvertement de tous les dogmatismes,[...]
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Écrit par
- Robert MISRAHI : professeur à l'université de Paris-I
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