BASELITZ LA RÉTROSPECTIVE (exposition)
Se découvrir allemand
Toute la vie de l’artiste marque en fait un retour sur la réalité d’un monde détruit, dont il ne cesse de découvrir la mémoire pour en tirer un imaginaire et une idée de l’art en constante mutation. Une évolution qui ne correspond pas aux critères habituels de l’histoire stylistique parce qu’elle a été contredite par la décision prise, en 1969, de peindre le motif du tableau à l’envers pour suspendre, au profit de la seule peinture, le travail d’interprétation du contenu. L’exposition du Centre Pompidou propose une vision claire de cette affirmation scandée salle après salle. Elle donne à entendre que Baselitz est l’auteur de tableaux qui possèdent une histoire parce qu’il n’est pas, au sens classique et surtout au sens partisan que le réalisme socialiste peut donner à cette expression, un peintre d’histoire. La sculpture l’affirme plus encore avec les Femmes de Dresde ou Winterschlaf(Hibernation), après l’émotion symptomatique créée par ModellfüreineSkulptur (Modèle pour une sculpture) au pavillon allemand de la biennale de Venise, en 1980. La gravure, avec la fonction que lui a donnée un aussi grand graveur, aurait sans doute pu trouver davantage sa vraie place dans l’exposition, mais l’essentiel était de permettre une découverte, que chacun est à même d’apprécier : celle d’un art dont la cohérence repose sur une reprise, une remise en jeu, pour que le passé libère ce dont il est constitué. Avec l’expérience traumatique vécue en Allemagne, cette mémoire contient celle des peintres à qui Baselitz doit d’être celui qu’il est : Louis-Ferdinand von Rayski (1806-1890), tout d’abord, puis Jean Fautrier, Henri Michaux, Eugène Leroy, Camille Bryen, Francis Picabia, découverts à Paris, les Américains Jackson Pollock, Willem De Kooning, Philip Guston, Franz Kline, Clyfford Still, longtemps vus comme un idéal hors d’atteinte, Edvard Munch et Otto Dix, liés à une histoire profonde, tout comme Ernst Ludwig Kirchner, Emil Nolde ou Karl Schmidt-Rottluff, mais aussi Chaïm Soutine, Michaïl Wrubel, Akseli Gallen-Kallela, les maniéristes italiens, Henri Rousseau, Marcel Duchamp, Andy Warhol, Robert Rauschenberg, Roy Lichtenstein, Hannah Höch. Pour un peintre qui s’est déclaré avec les imprécations et les angoisses pandémoniques et qui produit, en 2018, la série Dévotion, pouvoir un jour dialoguer comme il le fait et comme il l’avait fait avec ses contemporains, les peintres A. R. Penck ou Emilio Vedova, tout en restant profondément lui-même, est le fruit d’une plongée dans un monde à l’époque interdit, au nom d’une modernité qui se confondait avec l’abstraction, le monde du désastre des Grands Amis (1965), comme celui, souterrain, des gisants du Bildübereins(1991-1995). Ici, la superposition de motifs abstraits et figuratifs révèle comme une présence obsédante, réfractaire à un visible qui ne soit constamment changeant.
Se découvrir allemand fut pour Baselitz une expérience sans fin, celle-là même qui l’a conduit à Paris en 1961, Florence en 1965, New York en 1975, pour oser affronter ce qu’il cherchait à fuir dans les outrages de ce qu’il a appelé ironiquement « une adolescence ». Son œuvre d’outsider, ponctuée de textes et de déclarations aussi lucides que poétiques, est la quête d’une distance pour que l’art survienne là où personne ne l’attend. Dans le jaune solaire des Filles d’Olmo II, comme dans d’autres couleurs ardentes venues de loin, il y a encore cette nuit que le peintre ne cesse de sonder depuis l’entrée en matière de 1963. Celle d’où vient la peinture, avec la fantastique réalité de Wagon-lit mitEisenbett (Wagon-lit au lit en fer, 2019). Pour celui qui a déclaré « la question cruciale, pour moi, c’est toujours : comment peut-on faire des tableaux ? », repartir à zéro est la voie d’un progrès qui lui est personnel – ce qu’il a appelé[...]
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Écrit par
- Éric DARRAGON : professeur émérite d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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