BATTLEFIELD (mise en scène P. Brook et M.-H. Estienne)
Il est l’homme de l’espace vide. Du plateau nu, débarrassé de tout accessoire ou décor, à l'exception, parfois, d'un arbre, d'une chaise, d'un tapis. À 90 ans, Peter Brook demeure le grand maître d’un théâtre où le réel naît de l’imaginaire, où la vérité surgit de l’illusion. Un théâtre surtout fondé sur le jeu de l’acteur et capable, par sa seule force, d’entraîner le public au fil d’histoires brassant les cultures et les continents du monde entier : Afrique des townships et de l’apartheid avec Le Costume (The Suit) ; Europe des Lumières et des contes philosophiques avec une version épurée de La Flûte enchantée de Mozart ; Inde, surtout, avec la formidable épopée du Mahābhārata qui avait tenu le public en haleine, du crépuscule jusqu’à l’aube, au festival d’Avignon. Ceux qui étaient présents ne l’ont pas oublié. C’était en 1985, dans la carrière de Boulbon, inaugurée pour l’occasion.
Après l’extermination
Trente ans plus tard – et quinze ans après en avoir tiré un film –, Peter Brook, en collaboration avec Marie-Hélène Estienne, revient à ce texte fondateur de l’humanité. Il s’appuie sur une pièce de Jean-Claude Carrière pour en adapter un épisode inédit, réduit à une heure de spectacle : Battlefield, « Champ de bataille ».
La guerre est finie, le vacarme des armes s’est tu. Les morts se comptent par centaines de milliers. Sur la Terre dévastée, il n’y a plus que des femmes éplorées, battant la campagne à la recherche des dépouilles de leurs proches que leur disputent vautours et chiens errants. Vaincu, Dhritarāshtra, le roi aveugle des Kaurava qui a perdu ses cent fils, devra, désormais, vivre seul avec sa douleur. Chef du clan adverse des Pāṇḍava, Yudhiṣṭhira, son vainqueur, s’apprête à régner sur le monde. Mais sa mère lui révèle une terrible nouvelle : au cours du combat, il a tué, sans le savoir, son propre frère – un frère « bâtard » auquel elle avait donné naissance après avoir été violée par le Soleil. Un frère dont elle avait tu la véritable identité et qui, ignorant de ses origines, s’était engagé dans le camp des Kaurava.
Dès lors, se considérant indigne de régner, Yudhiṣṭhira entame un long périple initiatique qui va le conduire tout au bout de lui-même, jusqu’à la paix retrouvée. Sur son chemin, les rencontres se multiplient, ponctuées de contes et de paraboles qui nous reconduisent aux éternelles questions sur la marche de l’histoire et de l’Univers, le destin et les dieux, le libre-arbitre et la responsabilité. Sur le sens de l’existence aussi. Devant tant d’horreur, « la victoire est une défaite » comme le déclare Yudhiṣṭhira. Pour trouver le repos, il ne reste d’autre issue que de s’enfoncer dans la forêt pour y mourir, tel Dhritarāshtra, telle la mère de Yudhiṣṭhira. Et même si chacun sait qu’un jour il pourra aussi bien se réincarner en ver de terre que se fondre dans un être divin. Tout, ici, semble n’être qu’éternel recommencement alors qu’« il n’est de choix qu’entre une guerre et une autre guerre », que tout se reconstruit pour être à nouveau détruit.
« Battlefield parle d’une guerre d’extermination », explique Peter Brook. « On y évoque plus de dix millions de morts, un chiffre énorme pour l’époque. C’est une description terrifiante. Ça pourrait être Hiroshima ou la Syrie d’aujourd’hui. La question, c’est : comment assumer ? » Comment faire face « à la situation, aux massacres, à la cruauté, au terrorisme, aux très durs et innombrables conflits qui déchirent notre monde » ? Comment « vivre le remords qui ne cesse de ronger » ? Trouver et « construire la paix quand le champ de bataille est jonché de morts qu’il faut ensevelir » ?…
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Écrit par
- Didier MÉREUZE
: journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à
La Croix
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Média