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BAUHAUS

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Une réorganisation de l'enseignement des beaux-arts

L'« aventure » du Bauhaus ne se conçoit guère que dans le climat artistique très particulier de l'Allemagne du début de ce siècle. Hermann Muthesius, continuant John Ruskin et William Morris, avait déjà fondé, le 6 octobre 1907, le Deutscher Werkbund, pour tenter d'établir une coopération entre les artistes et les artisans d'une part, l'industrie et la technique de l'autre. On lisait dans les statuts : « Le but du Werkbund est d'ennoblir le travail artisanal en réalisant la collaboration de l'art, de l'industrie et du travail manuel. » Y participaient, parmi d'autres, Hans Poelzig, Josef Hoffmann, Henry Van de Velde, Peter Behrens. Le dessein était d'améliorer l'« art industriel », en insistant sur les qualités techniques et les valeurs morales qui doivent s'attacher à la notion de forme. Mais le programme restait vague. L'exposition de 1914 à Cologne en fut la manifestation la plus notoire, principalement avec l'usine modèle que Walter Gropius et Adolf Meyer y construisirent.

Malgré de nombreuses réticences, le Werkbund avait fini par s'imposer chez les artistes et surtout chez les industriels : on cite volontiers le cas de Peter Behrens qui travailla dès lors pour le konzern A.E.G. En revanche, la peinture, déjà dominée par l'expressionnisme romantique et individualiste, n'y trouvait pas son compte. Au sortir de la guerre, alors que l'expressionnisme s'imposait même au théâtre et au cinéma (Le Cabinet du Dr Caligari, 1919), Dada apparut, qui prétendait répondre aux événements que le monde venait de subir. En fondant à 36 ans le Bauhaus, en lui permettant de traverser révolutions, putschs et crise financière, Gropius apportait une réponse différente et combien plus humaniste.

Walter Gropius et Le Corbusier - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Walter Gropius et Le Corbusier

La réflexion de Gropius a la même origine que celle de Le Corbusier : la « révolution machiniste » du xixe siècle a amené la civilisation à un point de non-retour et nécessite un changement intellectuel profond. Nier la machine équivaut à se condamner, mieux vaut en être le maître et donner à ses produits un « contenu de réalité » : éliminer chaque désavantage de la machine, sans sacrifier aucun de ses avantages.

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S'il commence à exister une architecture, une peinture, une sculpture modernes, Gropius constate que les objets usuels ne participent pas de ce mouvement : l' artisan, qui a le savoir-faire, plagie les époques révolues, tandis que l'artiste, qui a l'esprit créateur, dédaigne ce travail « subalterne ». D'où le principe : créer le compagnonnage de la main et de la machine dans la production ; ne pas faire imiter par la machine des produits faits à la main, mais créer des objets, faits à la main, qui pourront ensuite être manufacturés.

Artisans et artistes

Gropius, en réunissant les deux écoles d'art de Weimar, précisera le programme du Werkbund : artisans et artistes créeront de concert et assembleront leurs œuvres dans le Bauwerk, qui comprendra la peinture, la sculpture, les arts appliqués, intégrés dans l'architecture, sans que celle-ci soit privilégiée, pour créer un art de vivre accordé au xxe siècle. « Le but ultime de toute création formelle est l'architecture. La décoration des édifices était autrefois la tâche la plus noble des arts plastiques. Aujourd'hui, ils ont acquis une autonomie orgueilleuse dont ils ne pourront se délivrer que par une collaboration et une influence réciproque entre les différents artistes. Architectes, peintres et sculpteurs doivent réapprendre à connaître et à comprendre la structure complexe d'une œuvre architecturale dans sa totalité et ses composantes ; leurs œuvres se rempliront alors spontanément de l'esprit architectonique qu'elles avaient perdu en devenant art de salon. Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous redevenir artisans. Car l'art n'est pas un « métier ». Il n'y a pas de différence essentielle entre l'artiste et l'artisan. L'artiste est une sublimation de l'artisan [...]. Le principe de base du travail artisanal est cependant indispensable à chaque artiste. C'est là que se trouve la source de l'activité créatrice. Créons donc une nouvelle corporation d'artisans, écartant la présomption qui, en séparant les classes, voulait élever un mur d'orgueil entre artisans et artistes. Créons la nouvelle architecture de l'avenir qui réunira en une même forme architecture et sculpture et peinture, qui s'élèvera un jour vers le ciel, jaillissant des millions de mains des artisans, symbole transparent d'une foi naissante. » (Manifeste inaugural, 1919.) Partant, l'enseignement au Bauhaus, qui voulait intégrer toutes les recherches, comprenait trois périodes.

Le Vorkurs ou Vorlehre, qui durait six mois, permettait de choisir les candidats selon leurs aptitudes, appréciées d'après les travaux fournis, et de les orienter. L'élève passait par toutes les sections – simplifiées – du Bauhaus, où il recevait un enseignement pratique (maniement des différents matériaux, exercices d'écriture automatique) et théorique (lois de base du dessin, analyse de tableaux anciens), destiné à favoriser les facultés créatrices et à le libérer du poids des conventions. On insistait sur l'observation et la représentation, objective et subjective, de la nature. Ce cours était dirigé par Johannes Itten, qui y développait la méthode qu'il avait mise au point à Vienne, où Gropius l'avait rencontré peu avant 1919.

Bauhaus, Weimar - crédits :  Bridgeman Images

Bauhaus, Weimar

L'élève recevait ensuite pendant trois ans une instruction pratique et formelle (Werklehre et Formlehre) dans les différents ateliers du Bauhaus : peinture, sculpture, meuble, verre, métal, tissage, poterie, théâtre, peinture murale, architecture, typographie et reliure, chaque atelier étant dirigé en collaboration étroite par un artisan et un artiste : « Chaque élève et chaque compagnon a deux maîtres en même temps, un maître pour l'artisanat et un maître pour la création formelle [...]. L'apprentissage artisanal et l'enseignement théorique des formes sont fondamentaux, aucun élève ni compagnon ne peut être dispensé de l'un ou de l'autre. »

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Libéré de tout vernis scolaire, cet enseignement, auquel s'ajoutaient des conférences sur toutes les matières de l'art ancien et moderne et de la science (biologie, sociologie, etc.), était destiné à préparer au travail de la standardisation ; l'élève y débutait avec les outils et les méthodes les plus simples, ce qui lui permettait d'acquérir progressivement la compréhension et l'habileté qu'exige la machine. Gropius pensait qu'un retour à l'artisanat d'autrefois serait une erreur, artisanat et industrie devant bientôt se confondre. Dans cet esprit, un contact était cherché entre les différents ateliers du Bauhaus et les grandes entreprises industrielles : les apprentis les plus avancés faisaient de courts stages dans les usines, où ils s'initiaient aux méthodes courantes de production industrielle, aux procédés de fabrication, et apprenaient à calculer les prix de revient. À leur retour, ils rejoignaient l'atelier de recherches du Bauhaus et participaient à l'élaboration de prototypes et de brevets. Commercialisés, ces derniers apportaient un complément financier à la subvention accordée par la municipalité à l'institution. Au terme de cet apprentissage, l'élève exécutait son « chef-d'œuvre », afin d'obtenir le certificat de qualification, dispensé par le conseil du Bauhaus.

Les meilleurs étaient admis à l'atelier de recherches du Bauhaus, qui dispensait un enseignement de durée variable. Ils y étaient initiés aux secrets de l'architecture. Ils avaient accès à tous les ateliers, pour qu'ils n'ignorent rien d'un secteur du bâtiment, et ils subissaient de fréquents entraînements sur les chantiers mêmes, afin de pouvoir prendre conscience et de leurs responsabilités et de leur participation à l'œuvre commune. De plus, conseillés par les professeurs du Bauhaus, ces compagnons devaient effectuer quelques stages dans l'industrie et dans d'autres écoles d'ingénieurs et d'arts décoratifs en Allemagne. Au terme, ils recevaient leur diplôme d'architecte.

Le transfert du Bauhaus à Dessau permit de revoir la méthode de l'enseignement : le cours préparatoire, repris par Moholy-Nagy dès 1923, fut développé par Josef Albers. La dualité artiste-artisan disparut et chaque atelier fut dirigé par un seul maître. L'école, en effet, avait déjà six années d'existence et certains élèves, entièrement formés au Bauhaus, purent devenir professeurs. L'atelier de poterie dirigé par Gerhard Marcks disparut, les crédits manquant pour sa réinstallation.

Une esthétique nouvelle

Gropius déclarait qu'il aurait échoué dans son entreprise si, un jour, l'on pouvait parler d'un « Bauhausstil ». L'optique du Bauhaus étant de n'imposer aucun cadre théorique rigide et d'accueillir des artistes venus de tous les horizons esthétiques, de l'abstraction géométrique au surréalisme, on conçoit mal qu'un style qui lui eût été propre ait pu se dégager. Le Bauhaus a duré quatorze ans ; les principes d'enseignement sont restés à Dessau semblables à ceux de Weimar ; Moholy-Nagy, Schlemmer, Feininger, Klee, Kandinsky y enseignèrent pendant toute son histoire. Mais le Bauhaus n'était pas l'application abstraite d'une idée ; prenant chaque jour davantage conscience des problèmes de l'époque, il les résolvait au fur et à mesure qu'ils se présentaient ; s'il a évolué, c'est en clarifiant toujours plus sa méthode.

En 1919, le Bauhaus se trouvait à l'unisson de l'Allemagne : le manifeste inaugural s'ouvrait sur un bois gravé expressionniste (et symboliste) de Feininger. Les affiches de Peter Röhl annonçant les manifestations de l'école participaient de la même esthétique. Pourtant – et le fait doit être souligné – en dépit de son ouverture à toutes les tendances, le rationalisme finit par s'imposer au Bauhaus. Le passage de Theo Van Doesburg à Weimar en 1923 et les conférences qu'il y prononça ont peut-être modifié son évolution ; mais on remarquera que les élèves devenus professeurs à Dessau pratiquaient tous un art abstrait et géométrique, ainsi que le montrent les affiches de Joost Schmidt, les travaux de Josef Albers ou les tissus de Gunta Scharon-Stölzl. Cette évolution vers le constructivisme, sensible jusque dans l'œuvre d'un Feininger, fut l'une des raisons du départ de Johannes Itten en 1923.

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Des maîtres aussi indépendants et personnels que Kandinsky et Klee exercèrent sans doute une influence profonde au Bauhaus, mais celui-ci ne fut pas sans agir à son tour sur leur œuvre, qui montre bien une évolution semblable. Le milieu dans lequel ils vivaient – Klee et Kandinsky, qui cherchaient le dialogue, avaient besoin d'un auditoire –, l'occasion qui leur était offerte d'enseigner – et l'on sait avec quel soin ils préparaient cours et conférences – leur permettaient d'exposer leur conception de l'art, par là de préciser leurs idées et de les appliquer ensuite. Des tableaux comme Ville italienne (1928), Incomposé dans l'espace (1929) et plus tard Ad Parnassum (1932) reflètent dans la peinture de Klee l'évolution du Bauhaus vers le constructivisme. Kandinsky devint de moins en moins gestuel et instinctif et le hasard disparut tout à fait de ses compositions. Les tableaux Accent rose (1926), Anguleux (1927), Étages (1929) qui n'est rien de moins que la coupe d'un bâtiment à ossature et planchers portants, témoignent d'une science accrue dans l'organisation. La réunion de tous ces esprits, leur émulation firent du Bauhaus, peut-être plus que les foyers parisiens ou hollandais, le centre de recherches de l'art contemporain entre les deux guerres. Les expériences y furent nombreuses : citons celles de Ludwig Hirschfeld-Mack sur les jeux de lumière ; elles passionnèrent Kandinsky, et l'écho s'en retrouve jusque dans un tableau de Klee, la Fugue en Rouge (datée de 1921), et dans la Composition spatiale d'Herbert Bayer (1925).

La représentation au théâtre de Dessau, en 1928, des Tableaux d'une exposition de Moussorgski, dans une mise en scène de Kandinsky, montre que théâtre et ballet occupèrent aussi une grande place parmi les activités du Bauhaus. Sous la direction d' Oskar Schlemmer, la mise en scène et le décor tendaient vers l'abstraction : conception graphique des costumes, ordonnance claire et stylisée du déplacement des personnages. On est aussi loin de l'expressionnisme que de Max Reinhardt.

Dans Idee und Aufbau des staatlichen Bauhauses Weimar, Gropius écrivait : « Nous voulons donner corps à une architecture claire et organique [...] qui soit à l'image du machinisme, du béton armé et de la construction accélérée, qui définisse elle-même fonctionnellement son sens et son but dans la tension des masses architecturales, qui se dégage de tout ce qui n'est pas indispensable et de tout ce qui masque la structure de l'édifice. Avec les nouveaux matériaux de construction, acier, béton, verre, qui ont plus de rigidité et de poids, avec les nouvelles constructions suspendues dont l'audace grandit toujours, le sentiment de la pesanteur, qui définissait très bien les édifices anciens, se modifie. Une nouvelle statique des lignes horizontales, qui tend à compenser la pesanteur, commence à se développer. Elle a pour conséquence de faire disparaître les édifices où les parties latérales s'ordonnaient symétriquement par rapport au corps central [...]. Une nouvelle théorie de l'équilibre naît qui transforme la précédente similitude des corps de bâtiment en un équilibre asymétrique et rythmique. » La définition vaut pour les bâtiments de Dessau, élevés deux ans plus tard. Le programme avait prévu l'installation d'une école avec ses salles de cours, d'exposition, de conférences et de spectacles, ses ateliers, son administration, son réfectoire et le logement de ses étudiants ; les professeurs devaient habiter non loin de là. Gropius différencia très clairement chacune de ces fonctions, sans pour autant les séparer. Il adopta, dans ce but, un plan fait de deux L combinés, qui permettait à la fois une répartition aisée des volumes et une grande facilité pour la circulation. Un soin particulier était porté sur le jeu des verticales et des horizontales ; déjà sensible dans les ateliers, l'école et le logement des étudiants avec ses six étages, ce jeu est encore souligné par la passerelle administrative, le réfectoire et l'amphithéâtre. Il n'y avait plus de façade principale et le point de vue unique était abandonné : l'accent était porté sur le rythme, changeant à chaque point cardinal. Entièrement meublé par Marcel Breuer, cet édifice, véritable manifeste de l'« architecture internationale » (titre choisi par Gropius pour un ouvrage paru dans les Bauhausbücher), affirmait clairement les principes que le Bauhaus finit par dégager à ce moment de son évolution.

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Bauhaus - crédits : General Photographic Agency/ Getty Images

Bauhaus

École du Bauhaus, Dessau - crédits : Alan John Ainsworth/ Heritage Images/ Getty Images

École du Bauhaus, Dessau

Logements de Weissenhof - crédits : Joan Woollcombe Collection/ Hulton Archive/ Getty Images

Logements de Weissenhof

Autres références

  • AFFICHE

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    • 12 médias
    En Allemagne,l'école du Bauhaus, sous la direction de Walter Gropius, développe les principes constructivistes. László Moholy-Nagy édite les livres de la série Bauhausbücher, où le concept de grille est donné en exemple. Herbert Bayer, créateur du département de typographie et de ...
  • ALBERS ANNI (1899-1994)

    • Écrit par
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    Anni Albers, dont l’œuvre a parfois été occulté par celui de Josef Albers (1888-1976), son époux, est une artiste majeure de l’art textile du xxe siècle.

    Née à Berlin le 12 juin 1899, Annelise Fleischmann étudie au Studienateliers für Malerei und Plastik (1916-1918) auprès du peintre postimpressionniste...

  • ALBERS JOSEF (1888-1976)

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    • 1 916 mots
    À Munich, Albers suit pendant dix-huit mois les cours de Franz von Stuck, qui le déçoivent, comme avant lui Klee et Kandinsky.Puis il tombe par hasard sur le tract encore très Arts and Crafts de Gropius pour le Bauhaus de Weimar : enthousiasmé, il repart à zéro, et se retrouve à trente-deux ans...
  • BAUMEISTER WILLI (1889-1955)

    • Écrit par et
    • 1 186 mots
    Très lié au Bauhaus, dès sa création en 1919, et à certains de ses maîtres comme Schlemmer, Wassili Kandinsky, Paul Klee, par ses conceptions artistiques, son souci de transformer l'environnement et de mettre l'art au service de la qualité de la vie, Baumeister utilise de nouvelles techniques...
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