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BAUMGARTNER (P. Auster) Fiche de lecture

Accidents, bifurcations, fragments

Cette descente allégorique, à rebours des récits initiatiques mythiques, illustre la découverte de l’âge avancé, d’une phase de la vie du personnage où le trauma, les blessures, les douleurs se répondent et racontent leur propre histoire. D’accident en accident – brûlure à la main, accident de voiture… –, le personnage avance à tâtons, comme l’écriture et la pensée, suspendues par des appels téléphoniques (Rosita, la fille de son aide-ménagère, puis sa sœur Naomi) et des visites répétées (Molly, qui lui porte quotidiennement les ouvrages qu’il a commandés à la société UPS). Le cheminement de l’écriture, qui bifurque dès l’incipit quand Sy descend au salon pour récupérer un livre qu’il doit citer, rappelle « La bibliothèque de Babel » de Borges. Paul Auster s’engage dans une réflexion profonde sur la nature du hasard et de l’activité d’écriture. Perte, temps, langage, vie, corps : tout n’est que fragment. Pourtant, petit à petit, ces incidents vont insuffler un rythme à la composition.

Comme la mémoire, le trauma, l’archive ou l’écriture, la structure du roman elle-même est fragmentaire. Il s’avère que le texte de Baumgartner est le prolongement de récits antérieurs. Le premier, « Worms », fut publié dans Harper’s Magazine en avril 2022. À partir de cette nouvelle devenue le chapitre initial du roman, Auster a poursuivi la construction de l’intrigue et du personnage, jusqu’à y lier son identité et son histoire personnelle. Sy est le petit-fils de Solomon et Ida Baumgartner, et le fils de Jacob. Celui-ci, né en 1905 à Varsovie, a épousé Ruth Auster, la mère de Sy, elle-même fille d’un personnage immigré originaire d’une petite ville de Galicie, un dénommé Harry Auster. De « l’obscur côté Auster », le personnage ne connaît que peu de choses, jusqu’à un voyage à Ivano-Frankivsk (Ukraine). À la fin du chapitre 4, Sy « suspend le travail » sur son livre Les Mystères de la roue et « entame le récit de son voyage ». Ce texte, inspiré d’une légende locale, intitulé « Les loups de Stanislav », est en réalité un collage. Il trouve sa source dans un récit autobiographique rédigé par Paul Auster lors du confinement lié à la pandémie de la Covid-19, et publié en ligne par Literary Hub en avril 2020.

Paul Auster se veut avant tout « poète et conteur ». Malgré les faux-semblants – le nom de famille, l’année de naissance, le décès du père –, Baumgartner est construit avec des fragments qui rendent indécise la frontière entre réalité et fiction. La narration dialogique prend la forme d’un montage hybride, tissé de récits enchâssés (« Sentence à vie » de Sy, « Frankie Boyle » et « Combustion spontanée » retrouvés dans les archives d’Anna), d’un poème, « Lexique » (attribué à Anna mais composé par Paul Auster), et enfin d’un texte autobiographique déguisé en fiction, qui pose la question de l’authenticité : « Si l’histoire se révèle être d’une puissance de stupéfaction telle que vous restez bouche bée […], est-il important que l’histoire soit vraie ou pas ? » L’arrivée prochaine de Beatrix Coen, qui consacre sa thèse de doctorat à l’étude de l’œuvre poétique d’Anna Blume, offre une promesse de renouveau. Mais le « dernier chapitre de la saga de S. T. Baumgartner » reste en suspens à la fin du roman.

Baumgartner est donc une fable sur la perte, la mémoire et le pouvoir de l’écriture. Sur l’espoir qu’elle véhicule aussi, celui de parvenir, après une vie dans les mots, à combiner les fragments pour dire une « vérité émotionnelle, qui à long terme est la seule qui compte ».

— François HUGONNIER

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Écrit par

  • : docteur en littérature américaine, professeur agrégé d'anglais, maître de conférences à l'université d'Angers

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