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BEAU ET LAID (philosophie)

La dichotomie du beau et du laid trouve en philosophie son illustration première dans la figure de Socrate, personnage énigmatique et contradictoire aux yeux de ses contemporains fascinés par la beauté des formes corporelles et artistiques : Socrate, en effet, est à la fois celui qui a la plus belle âme, et celui dont le visage est le plus laid. Si l'apparence n'est plus le signe de la beauté intérieure, mais un leurre qui dissimule la vraie beauté, dès lors la beauté – et son négatif, la laideur – n'aura plus à être admirée dans des exemples incarnés, telle la belle vierge du Hippias majeur, mais devra faire l'objet d'une investigation intellectuelle orientée vers l'harmonie des Idées et de l'âme qui les contemple.

Pour Platon, le Beau (kalon), au-delà de ses manifestations sensibles, constitue par excellence l'objet de l'erôs. Cet amour est présenté dans Le Banquet (385-370 av. J.-C.) comme un processus qui élève l'âme du sensible à l'intelligible, l'amour des beaux corps conduisant insensiblement à l'amour de la sagesse, à la philosophie. Si le Beau est par excellence intellectuel, dès lors les artistes, indéfectibles amoureux du sensible, se voient exclus de la cité idéale dépeinte dans La République, inaptes qu'ils sont à se hisser au niveau harmonieux de la juste proportion à laquelle se conforme l'âme raisonnable.

Par l'entremise de Plotin, qui approfondit dans les traités sur le Beau et le Beau intelligible des Ennéades (iiie siècle) la hiérarchie du Banquet en direction du Beau intelligible et désigne comme laid « tout ce qui n'est pas dominé par une forme et par une raison », la pensée chrétienne reprend à son compte la distinction de l'âme et du corps pour penser la beauté. Fondant l'universalité du beau non plus sur l'ordre des Idées, mais sur la véracité divine, saint Augustin, dans ses Confessions (397-401), assimile la beauté à ce qui est susceptible d'élever l'âme vers Dieu. La beauté véritable n'est ni celle des artistes ni celle des corps : les notions traditionnelles qui servaient à penser le beau (volume, symétrie, lignes, couleurs) se voient ainsi dénigrées dans la mesure où elles sont inaptes à rendre compte des êtres incorporels et de leur origine divine. La laideur, inversement, devient la marque de la corporéité, de l'ancrage passionnel de l'âme et de sa peccabilité. Le partage socratique entre la beauté de l'âme et la laideur du corps se trouve ainsi conforté par le spiritualisme chrétien.

L'héritage platonicien et chrétien perdure jusqu'au xviiie siècle. Deux courants d'idées viennent se croiser pour former notre moderne notion d'esthétique : l'empirisme et le rationalisme leibnizien. D'un côté s'opère un mouvement de retour à l'expérience sensible qui va donner au goût esthétique son assise individuelle : le beau et le laid sont affaire de sentiment et de plaisir, non d'intellection. Selon David Hume (Traité de la nature humaine, 1740), le principe du goût esthétique est que « la beauté est uniquement déterminée par le plaisir », tandis que la laideur est associée à la douleur. Beauté et laideur sont donc moins des qualités inhérentes aux choses que des impressions relatives à un individu donné. Montesquieu, dans son Essai sur le goût, définit de son côté le goût comme « ce qui nous attache à une chose par sentiment ». Le sentimentalisme esthétique, en dérivant le beau et le laid du goût idiosyncrasique de chacun, semble dès lors impliquer un relativisme esthétique intégral. Si le goût est affaire de sensibilité personnelle, comment s'entendre sur ce que sont le beau et le laid ? Comment définir la commune valeur d'un paysage, d'une œuvre d'art ?

Si l'empirisme hisse le[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, A.T.E.R. à l'université de Paris-I Panthéon Sorbonne

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