Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

BEAUTÉS FUYANTES ET PASSAGÈRES (F. Cousinié) Fiche de lecture

Les « beautez fuyantes & passageres », écrit Charles-Alphonse Du Fresnoy dans son De artegraphica (1668), sont « les beaux nuages, tels qu'il sont ordinairement apres la pluye ou apres le tonnere » mais aussi les « Passions de l'ame » deux objets que leur caractère éphémère rend difficile, voire impossible à peindre. Dans son essai paru en 2005 aux éditions Gérard Monfort, Frédéric Cousinié a ajouté à cette petite liste « d'objets limites » la destruction par le feu ou la lumière divine (la Gloire), mais aussi des éléments plus conceptuels tels que la création, le singulier et la folie, ou encore, plus près du corps, mais également « irreprésentables » : la mort, la chair, la voix et le verbe.

Ces objets, prévient l'auteur, ne sont irreprésentables qu'en raison des limites produites par un « régime représentatif » donné, selon l'expression de Jacques Rancière. Leur position liminaire sert à dessiner le bord de la carte qui encadre l'épistémè de l'âge classique. À travers une série d'analyses de cas, Cousinié parvient ainsi à rendre visible cette ligne de frontière et, avec elle, les fonctions et les usages idéologiques, religieux et politiques de l'irreprésentable, terme qu'évite d'employer l'auteur. Il se produit alors un effet de composition saisissant : dix études très érudites et détaillées d'objets aussi hétérogènes que le « ciel » et « le portrait mortuaire » parviennent à redéfinir le champ de la culture française et européenne du xviie siècle dans sa globalité. Plutôt que de « couvrir » ce champ, les questions soulevées depuis les limites des pratiques artistiques réarticulent l'ensemble des matériaux traités, créant des liens inattendus : le « sentiment de la chair », qui définit la morbidezzadans le langage critique de la sculpture de l'époque, rencontre les « ruptures des enchantements de l'Isle d'Alcine » des fêtes royales, en passant à travers l'aristotélisme, les théories des passions, les doctrines et les pratiques du politique et de la sexualité. Ces « liens », qui définissent le tissu connecteur d'une culture, ne sont pas imposés par un discours théorisant à caractère général ; ils surgissent dans l'esprit du lecteur quand celui-ci commence à produire dans son esprit le montage des analyses précises que l'auteur propose avec modestie, tout en mettant à la disposition de ceux qui voudraient aller plus avant un appareil de notes ; ce dernier est un vrai trésor d'érudition, mais aussi une sorte de guide raisonné à une image nouvelle du xviie siècle, enrichie par les apports critiques de Michel Foucault, de Louis Marin et de Michel de Certeau autant que par les approches sémiotiques et anthropologiques les plus pertinentes des trente dernières années.

Dans le champ des arts, les « objets limites » sont les plus « réflexifs » ; ceux qui produisent à la fois leur propre théorie et une critique des objets qui occupent le centre du domaine des pratiques représentationnelles. Ainsi, le portait mortuaire se veut l'expression radicale de la vanité de tout portrait, en jouant avec le paradoxe d'une identité dernière, et la seule véritable. Cousinié aborde cette question par l'évocation du portrait de l'archevêque de Tolède Baltasar de Moscovo y Sandoval, lequel avait longtemps refusé de se faire portraiturer pour éviter toute marque de « vaine gloire ». En 1600, ayant changé d'avis, il commanda un portrait le représentant « comme mort », son corps disposé dans un cercueil. Cet « objet limite » met en relation trois types d'images : « le portrait du défunt n'est pas là pour simplement rappeler notre destinée mortelle […], mais il est un miroir où l'individu va reconnaître son propre visage (réel) dans le portrait du mort (imaginaire, à-venir), où il se donne l'illusion de survivre[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, Paris

Classification