Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

BELLE DU SEIGNEUR, Albert Cohen Fiche de lecture

Un art du contrepoint et de l'excès

Belle du Seigneur fait partie d'un vaste cycle romanesque intitulé Solal et les Solal, ou la Geste des Juifs. Celui-ci est composé de quatre romans dont l'action se déroule entre 1911 et 1937 : Solal (1930), Mangeclous (1938), Belle du Seigneur (1968) et Les Valeureux (1969). À une époque où la mode était plutôt au récit dépouillé et à la mort du personnage, le grand roman de Cohen (près de mille pages) fit figure d'anachronisme. Volonté affichée de réalisme et réflexion constante sur la psychologie amoureuse relient en effet Cohen à ses prédécesseurs de la tradition littéraire française, et notamment à Balzac, Stendhal ou Proust. Unique dans le roman français, le recours massif au monologue intérieur (onze monologues représentant plus de dix pour cent du texte du roman) rappelle quant à lui plutôt Édouard Dujardin (Les lauriers sont coupés, 1887), Valery Larbaud (Amants, heureux amants, 1920-1924) et James Joyce (Ulysse, 1922).

Le persistant succès de Belle du Seigneur tient d'abord à son sujet. Cohen voulait en faire un « pamphlet contre la passion » ; il a écrit un fascinant roman de « l'amour réciproque malheureux » (Denis de Rougemont). La raison de l'échec des amants y reste pourtant mystérieuse. La montée de l'antisémitisme qui les isole du reste du monde n'occupe en effet dans le roman qu'une place très minime par rapport au long discours de séduction de Solal, tout entier dirigé contre les femmes et leur peu de vertu. La différence de religion (Ariane est protestante, Solal est juif) ne peut non plus tout expliquer dans un roman où la religion chrétienne est présentée comme la sœur cadette de la religion juive. Le héros semble enfin se condamner à l'échec en cherchant dans la passion amoureuse l'équivalent de l'amour absolu d'une mère. Le roman se voit ainsi relié, par des liens souterrains, au pan autobiographique de l'œuvre (Le Livre de ma mère, 1954 ; Ô vous, frères humains, 1972 ; Carnets 1978, 1979). Toute interprétation purement réaliste de l'action est d'ailleurs découragée par le fait que la passion d'Ariane et de Solal se déroule aussi sur un plan mythique, rejouant à des titres divers l'histoire de Tristan et Iseut (qu'on songe au personnage d'Isolde), celle d'Ariane et de Thésée, celle encore des amants du Cantique des cantiques ; et, pour Solal celle de Don Juan, du Christ et de Faust.

Malgré tout, les lecteurs gardent pourtant souvent de Belle du Seigneur le souvenir d'un grand texte comique. Ironie sarcastique à l'égard de la médiocrité (Adrien), des faux dévots (la mère Deume et ses amis) et des institutions internationales inefficaces (la S.D.N.) ; critique décapante de la séduction à l'occidentale ; exaltation joyeuse des Valeureux, où Philippe Jaccottet voit à juste titre le cœur secret du texte, le comique cohénien fait contrepoids au tragique étouffant du texte. Qu'il s'épanche dans le lyrisme sensuel de la troisième partie ou dans l'exubérance orientale des Valeureux, l'art de Cohen apparaît ainsi à la fois comme un art du contrepoint et de l'excès. Si Belle du Seigneur est la cathédrale de l'œuvre de Cohen, c'est assurément un édifice baroque.

— Alain SCHAFFNER

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : maître de conférences de littérature française du XXe siècle à l'université de Picardie

Classification

Média

Albert Cohen - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Albert Cohen

Autres références

  • COHEN ALBERT (1895-1981)

    • Écrit par
    • 2 466 mots
    • 1 média
    ...homme se souvient de l'enfant qu'il était, soixante-dix ans plus tôt. Parce qu'il a publié Le Livre de ma mère et travaillé déjà à l'histoire du camelot,Albert Cohen ose renouer avec l'imagination romanesque : ce sera Belle du Seigneur, où il se montre fidèle à ses fantasmes de jeunesse.