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BELOVED, Toni Morrison Fiche de lecture

Une écriture de la remémoration

Poétique et complexe, Beloved se veut une incursion, par le biais de la mémoire, dans l'Histoire et dans des mythes et fantasmes que l'Histoire néglige ou rationalise. L'espace de la fuite peut devenir espace de liberté (celle d'une écriture qui donne la parole au sujet) comme espace de mort (celle qu'on reçoit ou que l'on donne pour fuir la servitude). Le récit discontinu marque le difficile passage entre esclavage et liberté. Le va-et-vient des personnages est non seulement une aventure, mais aussi une exploration initiatique.

Parodie, satire, dérision, exagération des stéréotypes viennent ici abolir les mythes de la domination occidentale. De nouveaux rituels doivent être inventés pour créer l'utopie : ceux des femmes du village qui exorcisent Sethe, ceux, également, d'une écriture qui se veut médiation entre l'oral et l'écrit, le rêve et le réel, le quotidien et le surnaturel. Elle combine pour cela les registres du réalisme et de l'imaginaire. Excentricités langagières, sobriquets, étrangeté des gestes, mystère des objets témoignent d'une existence autre. Le recours au grotesque est lui aussi un hommage à une tradition afro-américaine qui défie les préjugés.

Dans ce roman, les rapports entre mère et fille sont inaccomplis et tragiques. Le retour de Beloved ne les résout que brièvement. L'amour éperdu « tue », et l'acte sacrificiel, incompris de la communauté, l'est encore plus de la victime. La relation mère-fille reste aussi ambiguë que la figure de la « revenante ». Les souvenirs qu'éveille Beloved rappellent à Sethe sa propre mère, ou ces femmes déportées d'Afrique et coupables du même abandon, et à Denver sa grand-mère paternelle Baby Suggs qui mourut loin de ses huit enfants. Si l'on en croit Toni Morrison, l'amour traverse toute son œuvre comme la chanson des mal-aimés que sont les esclaves et leur descendance. L'exhortation à l'amour prend alors des accents bibliques. Nulle surprise donc si ce qu'il a de plus sacré ne peut se proclamer que dans des actes violents.

Le défi suprême de Beloved est lancé à l'oubli : « Ce n'était pas une histoire à faire circuler. » Ces paroles ambiguës, qui concluent le livre, sont prononcées sur le mode de la confidence, ou du remords, alors que « l'histoire » a été révélée. Est-ce une façon ironique de rappeler que la mémoire se dérobe au souvenir ? Le lecteur est-il invité à oublier l'histoire qu'on vient de lui raconter ? Ou bien ces mots signifient-ils l'impossibilité de dire ce qui restera toujours opaque, et la nécessité « d'exprimer l'inexprimable » ? Et comment lire le dernier mot, « Beloved » – celui-là même qu'on lit sur les pierres tombales (« To my Dearly Beloved ») ? Comme l'appel impérieux d'un nom à la mémoire ? Comme une imploration appelant la dévotion aussi bien que la haine ?

— Michel FABRE

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Toni Morrison - crédits : Bettmann/ Getty Images

Toni Morrison

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  • ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - La littérature

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    ...Chant de Solomon (1978), de Toni Morrison. À la lumière du « réalisme magique », une romancière noire se réapproprie le Sud, « son » Sud. Avec Beloved (1987), qui remonte à l'avant-guerre, aux temps de l'esclavage, elle a écrit le plus faulknérien des romans, sur la difficulté de se souvenir...
  • MORRISON TONI (1931-2019)

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    En 1987, Beloved obtient le prix Pulitzer pour la fiction. Ce livre essaie de restituer l'histoire afro-américaine dans une dialectique complexe de la mémoire et de l'oubli, établissant un dialogue avec la tradition des récits d'esclaves et montrant la transformation de l'image de la plantation. Le fantôme...