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FEIJÓO BENITO JERÓNIMO (1676-1764)

Un Espagnol du siècle des Lumières

En conséquence, on ne sera pas étonné d'apprendre que Feijóo refuse de suivre cet auteur inconnu, couronné par l'Académie de Dijon, pour qui les arts et les sciences ont corrompu l'humanité. Le moine d'Espagne prend ici le parti des Lumières contre la philosophie de Genève. Feijóo a du reste assez de pénétration pour comprendre qu'il ne faut voir dans la thèse de Jean-Jacques Rousseau qu'un éloquent paradoxe. Il a aussi assez de bon sens et l'esprit assez droit pour ne pas tomber dans un optimisme chimérique. Il voit bien que beaucoup de choses vont mal : il y a de mauvais rois, de mauvais ministres, des guerres inutiles ou injustes. Feijóo aime les arts et les gloires de la paix. Après tant d'autres, il plaide pour l'agriculture, que, dans son pays, il voudrait voir favorisée et mise à l'honneur. Mais les arts de la paix demandent le travail et l'honnêteté, et l'Espagne est ravagée par trois plaies : le vol, la mendicité et la paresse. Elle devrait s'inspirer de l'exemple que donnent, dans différents domaines, des nations comme la Chine, la France, l'Angleterre, un souverain comme Pierre le Grand. Mais il ne s'agit aucunement de se rabaisser et de se dénigrer soi-même. Feijóo garde la tête libre. Il est espagnol avec clairvoyance, mais il l'est avec ardeur. Il aime profondément sa patrie. Ce qu'il veut, c'est sa prospérité. Ce qui l'occupe, c'est tout ce qui peut lui conserver ou lui donner une juste renommée et lui mériter l'estime respectueuse des autres peuples.

À cet égard, Feijóo est très représentatif de ce xviiie siècle espagnol, que l'on commence à mieux connaître, où se mêlent les tendances les plus opposées, et qui marque sans conteste un relèvement du pays après l'affaiblissement provoqué par la politique des Habsbourg. Les Bourbons montés sur le trône d'Espagne en 1700 ont eu le mérite de comprendre qu'après la fièvre glorieuse mais épuisante, de l'époque héroïque, il fallait travailler à reconstituer les forces de l'Espagne par une patiente restauration intérieure. Sans ce labeur avisé, dont les résultats furent durables, l'Espagne n'aurait peut-être pas résisté comme elle le fit à l'invasion napoléonienne. Assurément, elle sortit de nouveau épuisée et déséquilibrée de cette épreuve, mais elle sauva son existence nationale et sut rester fidèle à elle-même. Feijóo fut un bon artisan de l'œuvre dirigée par les souverains et les ministres sous lesquels il vécut, et qui ne manquèrent pas de l'apprécier et de le protéger. Philippe V lui offrit en Amérique un évêché, qu'il refusa : Ferdinand VI le nomma conseiller royal et, en 1750, fit interdire toute publication hostile au vieux bénédictin. L'esprit réformateur triomphait ainsi par une mesure autoritaire qui était sa contradiction même. Mais n'était-on pas au siècle du « despotisme éclairé » ? De toute manière, aux yeux de ses compatriotes, ce n'est pas la moindre gloire de Feijóo que d'avoir ainsi collaboré à l'entreprise qui devait permettre un jour le salut du pays.

— Robert RICARD

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Écrit par

  • : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris

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