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BÉRÉNICE, Jean Racine Fiche de lecture

Une esthétique de la rareté

Pour en arriver là, Racine a, une fois de plus, choisi une voie différente de toutes celles qu'il avait jusqu'à présent expérimentées. C'est un nouvel essai esthétique qui tient compte à la fois des acquis (la constante référence aux tragiques grecs et à Aristote, les larmes et la tendresse d'Andromaque, 1667, le sérieux et le recours à l'histoire romaine de Britannicus, 1669) et entend les dépasser par une rigoureuse économie de moyens. Faire comme les Anciens, et aller plus loin qu'eux dans l'épure en peignant une action immobile dans une esthétique de la rareté. En affirmant qu'il a cherché ici à peindre une action composée de peu de matière, l'auteur de Bérénice se porte à l'extrême d'une expérience toute différente de celles qu'il tentera avec Bajazet (1672) et Mithridate (1673), plus conformes au goût du temps.

En effet, cette pièce, souvent considérée comme l'achèvement du classicisme, n'en représente qu'une des tendances : la concision extrême et ce type de simplicité ne sont pas la règle du théâtre de cette époque. Vouloir, conformément aux principes d'Aristote, que la matière soit « unie » n'implique pas qu'elle soit réduite, et le nombre des faits racontés importe peu. Mais Racine réalise ici un tour de force en conjuguant l'unité d'action et sa simplicité. En outre, il pousse à la limite l'observation de deux autres principes énoncés par Aristote, la vraisemblance (externe, car il développe une donnée historique qui ne choque pas par son originalité ; interne, car les réactions s'enchaînent sans obstacle) et la mimesis : le public n'a aucun mal à avoir l'impression d'une action véritable, puisque le respect des unités de temps et de lieu est irréprochable, au point que la séparation en actes est presque inutile au déroulement logique et cohérent de l'intrigue.

L'ensemble de cette tragédie immobile est donc régi par le sacrifice de Titus, l'espoir, réitéré mais vain, d'Antiochus, et surtout l'attitude de Bérénice qui espère, qui doute, qui se révolte, enfin qui se résigne, accepte la décision et décide de s'exiler, dictant à Titus et à Antiochus leur conduite. Suivant pas à pas la passion de la reine, Racine représente une action intérieure, le trajet d'une âme face au monde et à ses lois. À partir d'une question politique (le roi est mort, le nouveau roi doit régner), il expose un choix cruel, comme si la catastrophe était déjà advenue avant la pièce, comme si la mort avait déjà frappé alors que personne ne meurt dans cette pièce. Mais, comme le souligne Racine dans sa Préface : « Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie. » Sur cet autel romain qu'est la scène, les spectateurs assistent au sacrifice de l'amour.

Comment parler à l'autre ? Comment lui dire qu'on l'aime ou qu'on ne peut plus l'aimer ? Comment quitter l'autre et comment se quitter soi, s'exiler de soi-même pour n'être plus rien qu'un corps abstrait ? La parole doit laisser la place au silence et l'action aux larmes. Là est, fondamentalement, la difficulté à laquelle Bérénice expose les metteurs en scène modernes, ils en conviennent tous. Seul, peut-être, Klaus Michael Grüber, en 1984, à la Comédie-Française, a su rendre l'épaisseur du silence et de la souffrance.

— Christian BIET

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Média

Bérénice, de Racine - crédits : Jacques Demarthon/ AFP

Bérénice, de Racine