BERENSON BERNARD (1865-1959)
Valeurs tactiles des œuvres d'art
Le tableau est donc autre chose que l'ensemble des caractères morphologiques qui le composent. L'expert lui-même doit reconnaître que son objet dépasse l'analyse stylistique ; il doit se taire, un autre doit prendre la parole : « Mais le discours sur la qualité appartient à une autre région qui n'est pas celle de la science et ne regarde pas les preuves d'authenticité. » Berenson abandonne alors le ton « impersonnel », qui « ne laisse rien soupçonner de son moi véritable ». Quand il parle de qualités, il ne s'intéresse plus à ce que le tableau peut illustrer, son contenu intellectuel, mais à sa valeur décorative, sa réalité sensible, sensuelle. La qualité n'est pas sur la toile, elle n'est pas dans le spectateur, elle est dans le rapport physiologique qui les unit ; elle est composée des valeurs tactiles : « Les valeurs tactiles apparaissent dans la représentation des objets solides lorsque ceux-ci ne sont pas simplement imités [...] mais présentés de façon à stimuler l'imagination ; celle-ci est amenée à sentir le volume de ces objets, à en apprécier le poids [...] à mesurer la distance qui les sépare de nous, elle nous pousse à nous mettre en étroit contact avec eux, à les saisir, à les étreindre, à tourner autour d'eux... » De même, le mouvement suggéré par la toile fait naître le mouvement sensible du spectateur ; la composition spatiale crée le sentiment de l'extension ; la couleur, subordonnée aux autres composantes, engendre les valeurs viscérales qui « ont trait aux sentiments de bien-être ou de malaise [... ] et s'apparente aux valeurs thermales ou valeurs de températures ». Ne parle-t-on pas de couleur chaude ou froide ? Tel est l'ensemble de notions que Berenson utilise lorsqu'il écrit sur l'objet d'art. Il semble bien qu'il y ait dans ce vocabulaire « biologique » et « vécu » comme une parenté avec les thèmes que Bergson développait lorsqu'il parlait des données immédiates. Berenson cite d'ailleurs Bergson. Mais cette parenté fait problème : qu'est donc Berenson ? un « esthète », un critique d'art ou un historien de l'art ? L'histoire de l'art, Berenson veut l'ignorer. Celle-ci est trop embarrassée de l'« esprit germanique » dans lequel on peut voir, mêlées, l'iconographie, la psychanalyse, la pure biographie, la théologie, la métaphysique et surtout la Geistesgeschichte (histoire de l'esprit). Tantôt très violent, tantôt plus mesuré, Berenson avoue ce qu'il doit à Pater, Burckhardt, Wölfflin, Bode, Fromentin, Baudelaire ou von Falke, mais en vérité il ne souhaite pas écrire une nouvelle histoire de l'art. Il n'est pas historien, pas davantage métaphysicien. Critique d'art ? Ce terme lui semble instaurer une distance entre l'homme et l'art : Berenson écrit sur l'art mais il se refuse à écrire sur l'Art en général. Il veut simplement communiquer son « expérience mystique », son « extase » devant les qualités de l'objet : « En somme, le moment esthétique est un moment de vision mystique. » Il est donc, il veut être un esthète, et aussi un humaniste. Ce docteur sans doctorat, comme il aimait à le répéter, ne s'interdit pas de juger le monde, de juger les discours vains, de chercher l'homme partout. Berenson voulait être un nouveau Goethe, ses modèles sont Socrate, Valéry, Santayana. Mais esthète avant tout, il sut s'entourer d'une collection d'œuvres dont il refusait qu'elle fît de lui un collectionneur : « Ces tableaux, ces objets n'ont pas été acquis par moi dans l'intention de faire une collection, mais seulement pour orner ma maison. Quand je l'ai achevée, il y a trente ans, j'ai cessé d'acheter. En vérité, j'ai toujours refusé d'être collectionneur. »[...]
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Écrit par
- Henri PERETZ : maître de conférences de sociologie à l'université de Paris-VIII
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