LEWIS BERNARD (1916-2018)
Historien américain du monde musulman et du Proche-Orient, Bernard Lewis était un intellectuel controversé. Né à Londres le 31 mai 1916 dans une famille juive britannique, Bernard Lewis se découvre une passion pour les langues du Proche-Orient au moment où il est confronté à l’hébreu biblique pour sa bar mitzvah. Il commence alors à apprendre l’arabe, le persan, le turc ottoman et le turc moderne et, après un séjour à Paris et un autre au Moyen-Orient, il soutient une thèse en 1939 à l’École des études orientales et africaines de l’université de Londres. Intervient alors un événement qui va marquer durablement sa vie d’érudit : il est engagé, pour ses connaissances linguistiques, par le ministère britannique des Affaires étrangères (le Foreign Office), dans le département du renseignement. Il interrompt ses activités de chercheur, durant toute la Seconde Guerre mondiale, pour les reprendre à la fin du conflit et enseigner à l’université de Londres à partir de 1949. Outre ses nombreuses publications sur l’histoire des Arabes et l’histoire de la Turquie dont il est un grand spécialiste, il participe à l’élaboration de l’ouvrage de référence pour tous les spécialistes de l’Islam, l’Encyclopédie de l’Islam (Brill, 1re et 2e éditions).
Dès cette époque apparaissent dans ses écrits des idées promises à un grand succès, mais qui s’inscrivent alors dans la continuité de l’ère coloniale : division du monde en grandes civilisations, impérialisme occidental présenté comme porteur de « civilisation » (abolition de l’esclavage, diffusion des idées de démocratie, apports technologiques), et donc naturel voire « souhaitable » et, pour l’Islam, reconnu comme une grande civilisation, nonobstant sa diversité géographique et historique, succession d’une période de décadence après un apogée au Moyen Âge. Bernard Lewis n’est pas si loin du Fernand Braudel de la Grammaire des civilisations, ouvragerédigé en France au début des années 1960 pour les programmes d’enseignement secondaire. Il doit sa réputation à son érudition et à sa connaissance des sources, qu’il consulte dans leur langue originale. Ses idées ne suscitent alors guère de polémiques.
En 1974, Bernard Lewis émigre aux États-Unis où il reçoit une chaire de professeur dans la prestigieuse université de Princeton. Il obtient la citoyenneté américaine en 1982. Pendant une trentaine d’années, il développe les positions qu’il avait forgées au cours des décennies précédentes, sans s’intéresser aux évolutions historiographiques ni à l’apport des sciences sociales. Pour lui, le monde est divisé en grandes civilisations, qui déterminent les mentalités, les grands équilibres géopolitiques et la destinée des populations ; l’Occident a inventé des concepts (démocratie, humanisme, droits de l’homme) qui lui sont propres et demeurent étrangers aux autres cultures, en particulier à l’Islam qui se serait développé en opposition aux valeurs judéo-chrétiennes humanistes. La première charge contre son orientation vient d’un intellectuel américain d’origine palestinienne, Edward Said, professeur de littérature comparée à l’université Columbia de New York. C’est partiellement contre Bernard Lewis, et surtout contre le courant que celui-ci représente, que Said publie en 1978 L’Orientalisme. Cet ouvrage, qui a profondément marqué des générations de chercheurs en sciences sociales, défend l’idée que, depuis l’expédition d’Égypte de Bonaparte (1798-1801), les savants occidentaux ont enfermé les musulmans, qu’ils soient turcs, arabes, berbères, persans, indiens, etc., dans une identité figée et immuable, principalement déterminée par l’islam.
La deuxième charge provient quelques années plus tard de France : Bernard Lewis y est condamné en 1995 par la justice, en raison d’une tribune publiée dans le[...]
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Écrit par
- Pascal BURESI : directeur de recherche au CNRS
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