BRECHT BERTOLT (1898-1956)
Musil a pu écrire que, depuis le classicisme, le théâtre n'avait plus joué aucun rôle dans l'évolution de l'esprit européen, parce que le drame ne laissait pas à notre pensée une liberté de mouvement suffisante. L'esthétique de la distanciation, associée au nom de Bertolt Brecht, vise précisément à réconcilier avec le théâtre l'agilité dialectique, à ouvrir la scène aux dimensions d'un monde moderne ambitieux de dépasser la tragédie. Il est caractéristique que deux des plus grands succès de ces soixante-quinze dernières années aient été L'Opéra de quat'sous (1928) et Mère Courage, qui, représenté pour la première fois à Zurich, pendant la guerre, a profondément marqué l'Europe libérée du nazisme. Ces deux triomphes ont été acquis, fait sans précédent ou presque s'agissant d'une époque où le rythme de l'histoire s'est accéléré chaotiquement, à vingt ans de distance, dans des contextes radicalement différents, peut-être même dans deux civilisations à peine comparables après la coupure de la Seconde Guerre mondiale. C'est dire l'importance de ce théâtre « épique », qu'on ne saurait cependant ériger en nouveau classicisme. La modernité de Brecht est en effet due à la place prépondérante qu'il accorde au souci historique. Ce théâtre réflexif n'ignore pas sa situation en société ; il vise un certain public à une époque donnée, et contredirait ses principes mêmes s'il n'était susceptible tantôt de suivre tantôt de précéder les évolutions historiques dans lesquelles il intervient : bref, s'il n'était capable de métamorphose.
Situation de Brecht
Bertolt Brecht est né à Augsbourg. Son père, directeur d'une usine de papier, était comme sa mère d'origine souabe. On a cherché dans cette ascendance les sources profondes de sa poésie et de son théâtre : une sagesse paysanne, hostile à la sentimentalité, à la phrase, aux effets héroïques, tendant à la farce, à la parodie, à l'ironie, et simultanément à la sentence, au didactisme ; une langue pleine de sève, nourrie de dialecte et de luthéranismes, toujours prête à se concrétiser en images et en gestes. Cependant, Brecht est plus le fils de son époque que l'héritier d'une terre et d'un paysage. Il a seize ans quand éclate la Première Guerre mondiale, il est mobilisé en 1918 comme aide-soignant dans un hôpital d'Augsbourg. La paix revenue, il continue ses études à l'université de Munich, assiste de près à la tentative de République des Conseils en Bavière qui se termine dès 1919 par un sanglant retour à l'ordre. En 1933, il est obligé de quitter l'Allemagne hitlérienne, mène une vie errante avant de se fixer aux États-Unis. Son existence s'inscrit entre deux grands traumatismes historiques, qui marquent à la fois le commencement et la fin des temps modernes. Elle témoigne des désordres que connut la république de Weimar, de la « résistible » ascension du fascisme, de la nécessité d'une société nouvelle qui rompra le cycle maudit de la guerre. L'œuvre de Brecht vit elle-même sous le signe de l'événement, elle se met perpétuellement en position d'élucider, de combattre, de surmonter la crise. Le théâtre devient le laboratoire d'une révolution : des formes et des significations anciennes, déplacées, subverties, sont mises au service d'une nouvelle conception du spectacle, essentiellement politique...
Brecht a commencé par admirer Villon, Rimbaud, Kipling, et par imiter Wedekind. Ce dernier ne dédaignait pas d'interpréter ses propres poèmes, ainsi Brecht, armé de sa guitare. Le principal de ses recueils a été publié en 1927 : Les Sermons domestiques. La résonance religieuse de ces Sermons est dénoncée par le puissant cynisme qui les anime.[...]
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Écrit par
- Philippe IVERNEL : enseignant, chercheur
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