BRECHT BERTOLT (1898-1956)
Brecht et l'expressionnisme
Les très nombreuses poésies de Brecht sont trop souvent ignorées, mais on comprend facilement que son théâtre ait retenu l'attention. Ses premières pièces, Baal, Tambours dans la nuit, Dans la jungle des villes, sont généralement confondues avec l'expressionnisme d'où elles émergent. À vrai dire, lorsqu'en 1922 Brecht trouve à Munich deux metteurs en scène qui s'intéressent à ces pièces, achevées depuis un certain temps, l'expressionnisme proprement dit commence à refluer. Tambours dans la nuit, Dans la jungle des villesen marquent le déclin. Mais c'est à Berlin que Brecht connaîtra le succès ; c'est là qu'entre autres Moritz Seeler, fondateur d'une « Jeune Scène », ouvre la voie à de jeunes auteurs en réserve derrière la génération expressionniste : ceux-ci, Brecht, Bronnen, Weiss, ont encore dans les veines l'effervescence, voire l'extase de leurs aînés, mais ils ne partagent plus leur idéalisme. « Expressionnisme noir », a-t-on suggéré : pour son compte, Brecht ne cesse en effet de critiquer la religion laïque de l'homme nouveau, de la spiritualité cosmique, et déploie dans son jeune théâtre un réalisme monstrueux, voire même fantastique, où l'instinct, brutal ou raffiné, le noyau dur de l'égoïsme, occupe la première place.
Baal, dont la première version remonte à 1918, vit du rapport critique qu'il entretient avec son modèle, Le Solitaire, de Johst, drame du génie. « Baal bouffe, Baal danse, Baal est transfiguré. » L'itinéraire de cet « éléphant » (surnom que lui vaut sa peau épaisse) mène des salons urbains, où la poésie anarchiste se vend bien, à la jungle immémoriale où vient mourir l'anti-héros. Celui-ci, dans sa passion à rebours, qui retourne comme un gant le Stationendrama expressionniste, met la même foi au service de la matière que d'autres au service de l'esprit. Ni réellement comique ni réellement tragique, Baal a le sérieux de l'animal, post coitum triste. Le sexe consommateur ruine ici, non sans provocation, tout amour oblatif.
Baal connaît toutes les tendresses, les extases, les violences, les mélancolies de l'existence biologique, bestiale, dont il joue avec art, jusqu'au moment où les orages, les éruptions de la vitalité cynique se résolvent en pluies interminables : long, lent écoulement de la matière en elle-même. Baal, apparemment, a les traits de l'idole préhistorique ; au moment de la décomposition finale, il se fait traiter de vieille femme par les bûcherons chez qui il est venu mourir. C'est qu'à la joie du plein été a succédé le deuil, le retour à la terre mère, au goût de cendres. Mais il n'empêche que ce faune dégénéré, qui manie avec hardiesse l'héritage de Rimbaud, n'est pas sans évoquer Socrate au front chauve, le sage, le maître, qui fait ici la démonstration humoristique d'une initiation au réel. Soit un texte suffisamment ouvert, au total, pour que Brecht en esquisse, par la suite, plusieurs versions possibles, comme si la figure de Baal ne pouvait le quitter.
Tambours dans la nuit, intitulé Spartacus à l'origine, est de la même veine, mais le contexte renvoie à l'histoire contemporaine. Kragler, artilleur porté disparu, trouve au retour sa fiancée enceinte, songe à écouter l'appel des tambours de la révolution, mais rentre dans le lit quand sa fiancée lui revient : porc parmi les porcs, la famille weimarienne lui offre l'abri que Baal avait trouvé au fond des forêts. Quelques placards disposés dans la salle de spectacle porteront des inscriptions du genre : « C'est dans sa peau que chacun se sent le mieux », ou encore : « Ne faites donc pas des yeux si romantiques. »
Dans la jungle des villes est la plus énigmatique de ces trois pièces. Elle met en scène[...]
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Écrit par
- Philippe IVERNEL : enseignant, chercheur
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