BRECHT BERTOLT (1898-1956)
Genèse du théâtre épique
Le théâtre épique n'est pas sorti tout armé du cerveau de son auteur. D'œuvre en œuvre s'annonce, s'enrichit, se complète et se diversifie une révolution qui marquera profondément l'histoire du théâtre européen.
Dans Édouard II (1924), adapté de Marlowe, Brecht tente de hisser son ambition au niveau de l'histoire, tout en désacralisant le théâtre pseudo-moyenâgeux, cher à la tradition romantique. Il ménage une habile distance entre les fastes et les cruautés de l'histoire, et le comportement de ceux qui la font, au gré de leurs instincts et de leurs intérêts privés. Une tension naît entre le matériau brut, d'inspiration naturaliste, et la fresque formelle. La tragédie est dépouillée de sa fatalité, le héros de sa prédestination emphatique. La pièce s'inscrit dans la tension entre la vie quotidienne et les solennités de la réminiscence historique.
Homme pour homme (1926) se présente comme une parodie, délibérée mais complexe, de la tragédie, de son mouvement irréversible vers la catastrophe. Elle relate la rencontre avec le destin, l'armée des Indes, de Galy Gay, paisible commissionnaire qui, en l'espace de vingt-quatre heures, est métamorphosé en soldat colonisateur, en tigre altéré de sang. Cette transsubstantiation s'opère sur le mode de la tragédie-bouffe, dans le salon-bar de la veuve Begbick, symbole d'une société marchande régie par la loi de l'échange. L'échange se substitue à la collision tragique. Le pauvre héros, ce « dernier homme de caractère », écrit Brecht ironiquement, piégé par la bonne affaire, perdra son individualité dans la transaction. Après un simulacre d'exécution, il reparaît uniformisé. On a pu voir dans cette parabole relativiste, où la société agit comme un destin intelligible, le destin de toute une société, de la république de Weimar. Reste le moment intermédiaire, le moment clé, entre l'être et le néant, où le personnage fait figure de « page blanche », sur laquelle oscille l'indécidé.
C'est L'Opéra de quat'sous (1928) qui a valu à Brecht son plus grand triomphe à l'époque de Weimar. Sa fonction est critique : il dénonce les plaisirs mêmes de l'opéra, qui permettent à une société chaotique de goûter les harmonies qui lui sont refusées hors de l'enceinte théâtrale. Cet opéra des gueux sera donc un rien plus culinaire, un rien plus digestif que l'opérette traditionnelle, afin de renvoyer au spectateur sa propre image, déformée dans un jeu de miroirs grossissants. Cette provocation tend à remettre la réalité sur ses pieds, la réalité esthétique tout comme la réalité sociale. Le brigand Mac-Heath, lui-même amateur de grands airs, se comporte en parfait bourgeois et suggère comment le bourgeois se comporte en parfait brigand. De même, la musique de Kurt Weill se propose non pas d'abuser des dissonances, mais de détruire l'harmonie mensongère de l'idylle au fur et à mesure qu'elle la restitue.
Le triomphe de cette opérette perverse désarmait sa perversité. Brecht s'efforce, dans les années qui suivent, d'éviter les malentendus et les sous-entendus. Il s'engage dans la voie d'un didactisme ostensible : Le Vol de Lindbergh et L'importance d'être d'accord (1929), Celui qui dit oui, celui qui dit non (1930), La Décision (1930), L'exception et la Règle (1930).
La Décision, pièce âprement discutée, est généralement ressentie comme un oratorio d'une sombre grandeur, piégé dans un dispositif stalinien : il s'agit de la mise en procès et, finalement, de la liquidation consentie d'un jeune militant communiste, accusé par le parti de se laisser entraîner à des mouvements de révolte impulsifs, contraires aux impératifs de la tactique et de la stratégie révolutionnaires, dangereux pour[...]
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Écrit par
- Philippe IVERNEL : enseignant, chercheur
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