BRECHT BERTOLT (1898-1956)
L'exil : les « grandes » pièces
En mai 1933, les écrits de Brecht flambent sur le grand bûcher dressé devant l'opéra de Berlin. Brecht connaîtra la vie des émigrés, « changeant plus vite de pays que de chaussures ». Il se fixe un temps au Danemark, puis en Finlande, enfin, de 1941 à 1947, aux États-Unis. Quelques pièces de combat – Les Fusils de la Mère Carrar (1937), Grand-Peur et misère du IIIe Reich (1938) – marquent peut-être un recul par rapport à certains acquis de la dramaturgie épique, mais rappellent que celle-ci n'a d'autre but que d'intervenir jusque dans l'actualité la plus brûlante. La production particulièrement féconde des années 1939-1941 révèle un auteur parfaitement maître de ses moyens : la première version de Galilée est achevée à cette époque, ainsi que Maître Puntila et son valet Matti, La Bonne Âme de Se-Tchouan, Mère Courage, La Résistible Ascension d'Arturo Ui. Aux États-Unis, Brecht travaille aux Visions de Simone Machard, au Brave Soldat Schweyk, enfin et surtout au Cercle de craie caucasien (1945). Galilée, la Bonne Âme du Se-Tchouan, la Mère Courage sont peut-être les personnages les plus brechtiens de ce théâtre. De même qu'ils sont au cœur de la société, la société est en leur cœur. Leur sensibilité, leur intelligence, leur volonté sont profondément divisées par des aspirations contradictoires. Oscillant entre la générosité et l'égoïsme, la lucidité et l'aveuglement, la révolte et la capitulation, ils s'enlisent dans des compromis réitérés, piétinent dans une situation inextricable. Dans cet univers épique, dont les conflits de classes forment la trame, les intérêts privés, les prétentions humaines et les réalités publiques ne cessent de se contester, de se démentir ou de se juxtaposer sans jamais s'harmoniser. Pour nourrir ses enfants, la Mère Courage, comme la folle Grete de Bruegel, cherche son butin aux portes de l'enfer, et perd l'un après l'autre ceux qu'elle cherche à sauver. Pour continuer à exercer sa bonté, Shen-Te emprunte les traits de Shui-Ta, commerçant implacable qui ne connaît que la loi du profit. Pour poursuivre des recherches scientifiques qui, remettant la terre en place, auraient pour effet de bouleverser la hiérarchie féodale, Galilée capitule devant l'Inquisition et assure la victoire de l'ordre traditionnel.
Ainsi l'auteur organise savamment l'ambiguïté. Mais ce mot ne suffit pas à rendre compte de la complexité intelligente et intelligible de ce théâtre. Brecht, dans ses plus grandes pièces, n'enferme pas le spectateur dans des alternatives délibérément simplifiées, qui fourniraient la solution aux ambiguïtés dans lesquelles les personnages hésitent, sans même voir comment leur ruse se retourne ironiquement contre eux. Il préfère solliciter l'esprit critique en multipliant les « points de vue ». Certains interprètes parlent ainsi de la structure stéréoscopique, d'autres, de la structure décentrée, de la dialectique à la cantonade, qui marquent ces grandes pièces (et au demeurant le théâtre de Brecht en général). Sans cesse, l'action s'interrompt pour laisser place au chant, le chant pour laisser place à la méditation. Ces différents éléments, dramatiques, lyriques, philosophiques, ne contiennent jamais à eux seuls ni même à eux tous la signification globale de la pièce. Ils ne cessent, au contraire, de se contester, et c'est dans cette « distance » soigneusement entretenue, dans ces dissonances que se loge l'intervention du spectateur. Celui-ci est appelé à analyser les idéologies spontanées que véhiculent l'action, le chant ou la méditation, c'est-à-dire à les confronter, à les référer au bout du compte à une histoire en devenir, dans laquelle il est lui-même impliqué.
Que cette[...]
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Écrit par
- Philippe IVERNEL : enseignant, chercheur
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