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BESOIN, sociologie

Tout comme les plantes et les animaux, les hommes ont des besoins. Pour en rendre raison, de nombreuses typologies ont été proposées. Le plus souvent, elles hiérarchisent les besoins en partant des plus élémentaires (nourriture, abri, pulsions sexuelles…) jusqu’aux moins « naturels » (recherche de pouvoir, sociabilité, réalisation de soi, etc.). Déjà ancienne, puisqu’elle date des années 1940, la pyramide des besoins établie par le psychologue Abraham Maslow constitue toujours la référence la plus connue à ce sujet. Bien que vivement contestée, elle a servi de soubassement à quelques travaux de sciences sociales. Dans The Silent Revolution (1977), le politiste Ronald Inglehart s’appuie sur un tel schéma pour analyser les mouvements sociaux des années 1960. La croissance de l’après-guerre ayant satisfait les exigences d’ordre physiologique et sécuritaire, de nouvelles demandes, relevant des étages supérieurs dans la pyramide des besoins, ont pris le dessus. Ainsi pourraient s’expliquer les revendications d’égalité ou d’épanouissement personnel portées alors par les féministes, les étudiants ou les Noirs.

Depuis longtemps, cependant, les sociologues se défient des approches universelles des besoins. Ils leur préfèrent des études empiriques sur la consommation, dont un des intérêts est de montrer que la « loi d’Engel » (en vertu de laquelle la part relative des dépenses alimentaires et d’habillement diminue quand le revenu augmente) n’est pas valide toujours et partout. Après les enquêtes pionnières de Frédéric Leplay sur les budgets des familles ouvrières au xixe siècle, l’étude de Maurice Halbwachs sur la classe ouvrière et les niveaux de vie (1912) est venue porter en ce sens un éclairage sociologique intéressant. Maurice Halbwachs a montré que, à revenu égal, les ouvriers dépensent plus en nourriture que les employés, et moins en vêtement ou en loisirs. Ces différences s’expliquent pour partie par des conditions de travail plus rudes côté ouvriers, conditions qui exigent une alimentation plus abondante. Maurice Halbwachs observe également que les ouvriers préfèrent consacrer le surplus d’argent dont ils disposent en faveur de dépenses (vêtements, loisirs) qui leur permettent d’entrer plus étroitement en contact avec leurs pairs et avec « les groupes de la rue ». À la différence des employés plus occupés à se faire petits-bourgeois, le logement n’est pas pour les ouvriers un besoin prioritaire.

La période des Trente Glorieuses qui suit la Seconde Guerre mondiale transforme progressivement la norme de consommation dominante dans les pays industriels. En France, dans les budgets ouvriers, la part des dépenses alimentaires passe ainsi de 60 p. 100 en 1930 à 22 p. 100 en 1978. Grâce à l’augmentation du pouvoir d’achat, les biens d’équipement deviennent accessibles au plus grand nombre. Les besoins que satisfait l’industrie de masse n’ont plus guère à voir avec ceux qui prévalaient encore avant guerre. De ce fait, la consommation est regardée autrement par les sociologues, à commencer par Jean Baudrillard et Pierre Bourdieu qui, en dépit d’options intellectuelles fort différentes, s’accordent pour considérer les satisfactions des besoins comme autant de stratégies de différenciation et d’affirmation d’un prestige social. Les objets, soutient plus encore Baudrillard dans le Système des objets (1968), constituent désormais un lexique idéaliste de signes dont la consommation frénétique ne fait que révéler l’irrationalité croissante de nos besoins.

— Michel LALLEMENT

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Écrit par

  • : professeur de sociologie au Conservatoire national des arts et métiers

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