BESTIAIRES
L'animal dans la littérature du Moyen Âge
La symbolique traditionnelle du « Physiologus »
Pendant des siècles, les écrivains d'Europe occidentale ont cru devoir soumettre, dans leurs œuvres encyclopédiques, la description des animaux à une tradition fantastique dérivant d'une vieille compilation alexandrine. Au milieu du xiiie siècle, Barthélemy l'Anglais, Vincent de Beauvais et Brunetto Latini répètent encore les fables recueillies par le Physiologus (Φυσιολ́ογος), anonyme naturaliste écrivant en grec, probablement au iie siècle. Son texte, d'enseignement religieux, associant des citations de la Bible à la description d'une cinquantaine d'animaux, fondait une typologie chrétienne dont le principe est de juxtaposer une image zoologique et une idée christologique : le pélican, qui ressuscite, en versant sur eux son sang, ses petits tués dans un mouvement de colère, représente le sacrifice du Christ pour la résurrection des hommes. Le système typologique ainsi établi connaîtra un succès immense, attesté par des traductions en diverses langues, et d'abord en éthiopien, syriaque et arménien. La traduction en latin commence dès le ive siècle, puisque Ambroise en cite des passages dans l'Hexaméron. Nombreux seront les manuscrits latins qui en assureront la diffusion de Byzance à la Grande-Bretagne et l'Irlande.
La plupart des animaux rendus célèbres par cette tradition figurent dans la Bible, mais avec toute la confusion qu'apportent les difficiles traductions des noms : le pluvier du Deutéronome, désigné en hébreu par le mot anaphah, a été traduit en grec par χαραδρίος, et en latin par charadrius ou caladrius, en français par calandre ; notre licorne, en grec μον́οκερως, et en latin unicornis (Psaumes XXII, XXIX, XCII) est née d'une confusion entre le rhinocéros et quelque variété africaine d'antilope. Le Physiologus a pu faire son choix, notamment, dans les listes d'animaux données par le Lévitique et le Deutéronome. N'oublions pas que l'exotisme de cette faune, qui peut surprendre dans le paysage médiéval de l'Europe, est celui de la Bible. C'est ainsi que le public normand ou picard est voué à cette étrange ménagerie où figurent lions, panthères, ibis, crocodiles, ichneumons, singes, onagres, antilopes, à côté d'animaux de silhouette plus familière comme cerfs, renards, aigles, corbeaux, hérissons, belettes. On comprend que le lecteur n'ait pas fait grande différence entre les animaux exotiques et les créatures fantastiques que propose la tradition du Physiologus comme celle des sculpteurs : hydres, sirènes, centaures, phénix, licorne, basilic. Mais cette tératologie ne se fonde pas sur la Bible, qui s'est contentée de maudire le serpent en des termes qui font deviner la déchéance du dragon condamné à ramper (Gen., iii, 14). Ce sont les monstres de l'Orient et de l'Antiquité qui se sont installés dans l'imagination des hommes du Moyen Âge.
Quant à la signification symbolique que le Physiologus prête à ces animaux, elle n'appartient pas à la Bible. Certes, les textes sacrés utilisent fréquemment des comparaisons animales, comme la belle image du cerf qui brame après les eaux courantes (Ps. XLII), ou celle de la perdrix qui abandonne ses œufs (Jér., xvii) ; on y voit même des paraboles animales, comme celle des deux aigles et de la vigne (Ezéch., xvii). Certaines de ces images seront textuellement reprises par des bestiaires dans les Psaumes, textes sacrés les mieux connus puisqu'on y apprenait à lire : « Similis factus sum pelicano solitudinis... » « Je ressemble au pélican du désert, je suis comme le hibou des ruines. Je n'ai plus de sommeil. Et je suis comme le passereau solitaire sous un toit » (Ps. CII, 7-8). Mais le Physiologus a appliqué un système abstrait,[...]
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Écrit par
- Françoise ARMENGAUD : agrégée de l'Université, docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Rennes
- Daniel POIRION : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-Sorbonne
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