BIÉLINSKI ou BELINSKI VISSARION GRIGORIEVITCH (1811-1848)
Une critique lancinante
Biélinski est d'abord un critique : on peut ne tenir compte ni de ses deux drames, médiocres, ni de sa Grammaire russe, qui passa inaperçue. Il n'a pas été le premier critique russe ni même le premier critique influent (les journalistes Polévoï et Nadejdine avaient déjà beaucoup fait), mais il inventa un nouveau type de critique et en accomplit la mission : orienter la littérature, diriger les esprits. Il doit cette place éminente et unique en son temps aux qualités toutes nouvelles de son œuvre : l'ampleur (une soixantaine d'articles immenses et un millier de comptes rendus, qui recouvrent à peu près toute la production de l'époque et toute l'histoire de la littérature russe : personne n'en avait encore autant fait) ; la vis polemica, mélange de lourde ironie et de sarcasme amer (on dit que le critique Chévyriov, après avoir lu le pamphlet Le Pédant – 1842 – qui lui était destiné, n'osa pas sortir de chez lui pendant huit jours) ; l'instinct esthétique, très sûr, quoi qu'on en ait dit, qui fait de lui le premier découvreur de talents en Russie ; le sens de l'actualité et des besoins de l'époque ; et surtout un ton de conviction pathétique, qui frappa tant ses premiers lecteurs. Un article de Biélinski est un alliage irritant d'éléments contradictoires : après une introduction épuisante, qui dégénère en traité, très apprécié des contemporains, d'esthétique, de philosophie et d'histoire, vient, coupée à son tour de citations interminables et de digressions qui recommencent l'introduction, l'étude littéraire proprement dite, où se succèdent exclamations, invectives, appels à la conscience du lecteur, supplications. Incantation, en somme, plus qu'analyse. Ainsi armé, Biélinski a su imposer ses préférences et précéder son temps. Il a terrassé le romantisme artificiel de la littérature officieuse des années 1830 (Marlinski, Polévoï, Bénédiktov) et réduit à néant le triumvirat à la solde du pouvoir (Boulgarine, Gretch, Senkovski) ; en revanche, dès 1835, il impose Gogol en qui il voit le père de la nouvelle littérature russe, et il défend son œuvre avec acharnement (la querelle des Âmes mortes est restée célèbre) ; il salue en Lermontov le successeur de Pouchkine ; il impose Koltsov, le premier poète de la campagne russe ; en 1843-1846, il présente au public russe, en une imposante série de onze grands articles, la première analyse complète de l'œuvre de Pouchkine ; à partir de 1844, enfin, il peut présider au triomphe de l'école « naturelle » (Dostoïevski, Gontcharov, Tourguéniev, Herzen, Nékrassov, Grigorovitch), qui engage pour longtemps la littérature russe dans la voie du réalisme. La méthode critique de Biélinski est résolument historique et philosophique. Inlassablement, il refait toute sa vie l'histoire de la littérature russe, dont ses articles, notamment ses célèbres revues annuelles (1841-1848), sont le premier cours qui ait existé en Russie. Après avoir douté un temps qu'elle existât, il y discerne deux grands courants, artistique et idéaliste, d'une part (culminant avec Pouchkine), et satirique, de l'autre, qui se rencontrent finalement dans l'œuvre de Gogol. Mais la littérature et son histoire participent elles-mêmes à un ensemble philosophique dans lequel, à vrai dire, Biélinski s'embrouilla souvent, de la Weltseele de Schelling à la réalité raisonnable de Hegel. Incapable de traiter un sujet sans le rattacher à tout un système de valeurs morales et esthétiques, Biélinski reste fidèle à quelques grandes idées : la littérature doit être et ne peut pas ne pas être l'un des moyens d'expression de l'esprit national (narodnost') ; elle doit décrire la réalité, même la moins glorieuse (c'est le grand critère[...]
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Écrit par
- José JOHANNET : maître assistant à l'université de Paris-X-Nanterre
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