BIÉLINSKI ou BELINSKI VISSARION GRIGORIEVITCH (1811-1848)
Biélinski le prophète
Par là même, Biélinski est bien plus qu'un critique : un prophète, un de ceux qui voient dans le présent le sens de l'avenir, qui comprennent et qui crient. Schelling ne le satisfait pas longtemps. Hegel, pour lequel il s'enthousiasme en 1838-1840, le ramène à la réalité. Identifiant, avec son nouveau maître, le réel et le rationnel, enivré d'avoir compris le sens de l'histoire, Biélinski commence par chanter les louanges de l'autocratie russe, étape « rationnelle » de l'histoire russe, prône l'art non engagé, professe le caractère inconscient de la création artistique. Mais, dès 1841, il a trouvé sa voie. Champion des occidentalistes les plus radicaux, il sera jusqu'à la fin leur porte-parole, tout en admettant que l'existence des slavophiles répond à un besoin. Violent en parole et dans ses lettres (socialisme, amour « à la Marat » de l'humanité, vertu de la guillotine), Biélinski se fait à la fois âpre et prudent dans ses écrits pour défendre les grandes idées qui lui sont devenues chères : dignité de la personne humaine (c'est le thème essentiel), foi dans le progrès, subordination de l'art, rôle éminent de l'écrivain dans l'éveil et la prise de conscience de la société. Ce sont ces convictions qui donnent tout son sens à la fameuse lettre de Biélinski à Gogol du 15 juillet 1847, grand moment dans l'histoire de la pensée russe, où s'affrontent deux conceptions opposées du progrès social. Gogol avait prêché publiquement l'acceptation de l'ordre établi et son amélioration par le perfectionnement intérieur et individuel de l'homme ; Biélinski, sans chercher à le comprendre, sans même, probablement, être capable de le comprendre, l'accuse d'avoir trahi la mission de l'écrivain russe et lui oppose son programme de réformes, antitsariste et anticlérical : aucun perfectionnement individuel n'est possible dans une société dont les institutions sont mauvaises. Circulant en nombreuses copies clandestines, la lettre de Biélinski (dont la lecture publique, deux ans plus tard, causera la perte de Dostoïevski) est le premier manifeste du mouvement révolutionnaire russe et, pour près de soixante ans, la charte de l'intelligentsia.
On n'a jamais songé à nier l'influence spirituelle de Biélinski, mais on a parfois contesté qu'elle fût bonne. L'échec de la révolution de 1905, ressenti comme une défaite de l'intelligentsia, le déclin du réalisme au début du xxe siècle ont conduit à mettre en doute la valeur de Biélinski, guide de la première et champion du second. En 1913-1914, dans deux études qui firent scandale, le critique Iouri Aïkhenvald rassembla en faisceau toutes les insuffisances de Biélinski : manque de culture, incompréhension de la philosophie, verbosité insupportable, contradictions perpétuelles, pensée sans originalité, intolérance farouche, illusions libérales incompatibles avec sa réputation de révolutionnaire, incapacité de comprendre le point de vue d'autrui, contresens esthétiques, étroitesse de sa conception utilitariste de l'art. Il y a beaucoup de vrai dans ces reproches : Biélinski n'a pas vraiment compris Pouchkine, il s'est entiché d'écrivains (surtout étrangers) de second ordre, il est souvent intolérant et verbeux, l'utilitarisme, on le pense aujourd'hui, est la mort de l'art. Mais c'est confondre la manière et le fond, la doctrine et l'usage qu'on en fait : la doctrine de Biélinski sera poussée dans ses conséquences les plus extrêmes par les critiques radicaux des années 1860, mais, par exemple, son utilitarisme esthétique est loin d'être aussi étroit qu'on le croit généralement. Surtout, c'est ne pas voir que le « phénomène Biélinski » a été un produit naturel de l'autocratie russe.[...]
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Écrit par
- José JOHANNET : maître assistant à l'université de Paris-X-Nanterre
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