BIEN, philosophie
Bien, bonheur et moralité
Même si l'on refuse d'identifier le plaisir et le bien, il n'en demeure pas moins que la recherche du plaisir est un ressort évident de l'action humaine. La question est alors de savoir si le plaisir a la moindre valeur morale, s'il constitue un bien. Les utilitaristes, on l'a vu, ont répondu positivement : le bonheur que chacun recherche est l'unique source de moralité et le seul bien auquel nous puissions avoir accès. D'autres ont répondu qu'il n'en était rien : les exigences de la morale et du bien s'imposent à nous, indépendamment de leurs conséquences sur notre bonheur. Ce clivage donne lieu à deux orientations majeures dans l'histoire de la philosophie.
Selon la première, la recherche du bonheur décrit le cadre de toute moralité. Dans la mesure où le bonheur est conçu comme le moyen de déterminer la moralité des actions au lieu d'être une dimension intrinsèque à l'action morale, cette perspective se distingue nettement de l'eudémonisme. Un philosophe du xviie siècle, comme Hobbes (dans le Léviathan, 1651), ou des philosophes du xviiie siècle, comme Hume (dans l' Enquête sur les principes de la morale, 1751) et les premiers utilitaristes, défendent l'idée que la capacité d'une action ou d'un état de choses à produire le bonheur pourrait être le critère permettant d'établir que ces actions ou cet état de choses sont des biens.
La seconde orientation souligne au contraire la distinction, sinon la divergence, qui existe entre l'aspiration à la vertu et la poursuite du bonheur. Dès l'Antiquité, une telle divergence est un lieu commun de la littérature proverbiale. Placé à la croisée des chemins, Héraclès hésite entre la vertu, austère et sans joie, et le vice, paré de tous les attraits de la vie heureuse. La certitude de l'incompatibilité entre la moralité et le bonheur, entre le bien et le bonheur, peut certes conduire à l'immoralisme : on opte pour le bonheur sans se soucier de la vertu, et en étant résolu, si besoin est, à mal agir.
Mais la même certitude peut mener aussi à la plus rigoureuse des moralités. Car elle est au fondement de la thèse qui déclare que, aussi grande que soit son importance dans la vie humaine, le bien, la vertu ou l'accomplissement de la moralité supposent une forme de renoncement au bonheur ou à certaines formes de bonheur. La philosophie kantienne a donné l'interprétation la plus profonde de cette divergence entre les fins humaines, les unes orientées vers le bonheur, les autres vers la moralité. Mais cette conception prête aussi à de fortes objections. Si le bonheur est distinct de la moralité et si la recherche du bonheur reste la principale source de motivation à agir, comment rendre compte du désir d'agir moralement, comment expliquer que des personnes raisonnables et rationnelles veuillent se comporter moralement tout en sachant que cela détruira leur bonheur ?
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Écrit par
- Monique CANTO-SPERBER : directeur de recherche au C.N.R.S.
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