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BIOGRAPHIE

Art et savoir : un genre en débats

Récit d'une « vraie » vie, toute biographie postule un principe de réalité ; mais dès qu'elle est éthobiographie, elle sollicite aussi un principe de plaisir : Murray Paul Kendall (The Art of Biography, 1965) l'a définie comme étant à la fois une science et un art. De fait, elle rencontre les mêmes possibilités et les mêmes contraintes que l'histoire et le roman en matière de mode, de personne et de point de vue narratifs, ainsi que pour le traitement du temps.

Mais, au-delà des techniques, le rapport entre art et savoir y dépend d'options philosophiques. Lorsque le récit est voué aux grands hommes, sa véracité est donnée pour certitude, et l'élégance de l'expression n'est qu'un instrument au service de la transmission du savoir ; ainsi procédaient les biographies anciennes, et le positivisme. Mais le style peut être aussi un moyen d'accès, par intuition, à une connaissance plus intime du personnage biographé : ce dont a rêvé le biographe romantique. Enfin et en réalité, la forme est le lieu même où se jouent l'interprétation et le jugement.

En effet, engageant une confirmation ou une dénégation du préjugement qui la fonde, la biographie est toujours engagée dans une pragmatique de la décision, décision qu'elle veut faire endosser, illusoirement, par le lecteur lui-même. Aussi elle suppose une rhétorique double, de la conviction (pour le « vrai ») et de la séduction (pour l'adhésion).

Dans les « vies des grands hommes » à l'ancienne, le récit se stylisait en exemples donnés à admirer et porteurs de la leçon morale ; la quête ontologique, elle, propose l'identification. Le dosage entre l'explicatif et la rhétorique apologétique varie alors en fonction du modèle idéologique : des dons naturels, ou bien une vocation, ou bien une qualité supérieure et « à part » – le « génie » encensé par le romantisme – justifient la distinction du personnage méritant le récit comme « héros », « saint » ou « créateur », et en même temps décident du style (épique, héroïque, intimiste, etc.). L'esthétique de surface peut donc y être diverse, la posture philosophique et éthique d'ensemble reste soumise à une même pragmatique : l'adhésion, l'acceptation de l'aliénation.

En revanche, l'irruption des sciences humaines a provoqué un éclatement. L'identification et l'admiration a priori, devenant moins crédibles, ont trouvé refuge dans les versions romancées, ou dans l'hyperpositivisme qui les couvre du voile de l'érudition. Et comme le lectorat se scinde en publics distincts, si elle ne veut ni borner son audience à l'espace des spécialistes ni sombrer dans l'illusion romanesque, la biographie doit construire de nouveaux équilibres entre la rigueur savante, la sophistication interprétative et l'efficacité de l'écriture. L'enjeu est de taille, car, touchant à la fois aux signifiés, aux mythes fondateurs d'une culture par les personnages et par les interprétations qu'il choisit, et aux signifiants par les modèles discursifs qu'il emploie, le genre biographique touche aux deux strates de l'idéologique : si l'entreprise est conséquente, elle les décèle, les révèle, les met à nu, dit « le roi est nu » ; si elle est inféodée et aliénante – car autant que le biographe est aliéné, le lecteur peut se trouver l'être par l'admiration a priori et l'identification –, elle ressasse les « vive le roi », retombant ainsi dans la primitive littérature d'éloge.

— Alain VIALA

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Écrit par

  • : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle et à l'université d'Oxford

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