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BJØRNSON BJØRNSTJERNE (1832-1910)

De la religion à l'utopie sociale

Car Bjørnson traverse une crise religieuse : son idéalisme intempérant s'accommode de moins en moins des compromis de la politique et de la religion officielle. Ainsi, le drame Magnhild (1877), qu'il fait représenter dans le théâtre qu'il vient de fonder, préfère le divorce au mariage de convenances, tout comme Le Nouveau Système (1879) développe sans aménité le thème du conflit entre générations, tandis que Leonarda (1879) et Un gant (1883) proclament une exigence absolue de vérité dans tous les détails du comportement humain. L'inspiration s'est donc radicalisée au point de donner à Bjørnson une allure de libre penseur ! L'écrivain abandonne d'ailleurs la Norvège et va s'établir à Paris : comme Ibsen et tant d'autres grands Scandinaves de son temps, il étouffe dans l'atmosphère mesquine et renfermée de son pays.

Les échos de ce conflit interne se retrouvent dans ce qui reste son chef-d'œuvre : Au-delà des forces humaines, dont les deux parties (1883 et 1895) résument son message et reflètent fidèlement son évolution. La première partie correspond fort bien à la vague de mysticisme qui déferlait sur la Scandinavie de la fin du xixe siècle, et, même si elle se fait volontiers l'écho des théories de Charcot – la pièce fut écrite en partie à Paris –, elle reste imprégnée d'un sens très sûr de la religiosité populaire que les mouvements de « réveil » (vekkelse) suscitaient à cette époque dans le Nord. Par ses prières ferventes, le pasteur Sang a tant fait qu'il a obtenu de Dieu un miracle : la guérison de sa femme, Clara, paralysée. Le christianisme de sagesse, de foi ardente et de bonté qu'il prêchait et vivait est donc récompensé. Mais la foudre terrasse Clara, et Sang, peut-être atteint d'un doute inavouable, meurt à son tour, écartelé. Son évangile d'amour et de vibrante espérance serait-il au-delà des forces humaines ? On comparera utilement cette œuvre avec le Brand d'Ibsen. Sans parler nécessairement d'influences ou de rivalités, il vaudrait mieux voir là une convergence de préoccupations. Bjørnson réussit admirablement à dépeindre les oscillations du doute et de la foi, de l'angoisse et de l'espoir, et sa pièce fait coïncider un art consommé de la mise en scène avec une très belle intuition du mystère de la personne humaine. C'est un grave contresens que de vouloir trouver dans ce drame une profession de foi positiviste : jamais l'auteur n'a été plus près de l'âme même de l'inspiration scandinave immémoriale, celle que nous voyons s'exprimer, déjà, dans les sagas islandaises. En revanche, la deuxième partie d'Au-delà des forces humaines, qui met en scène Élie et Rachel, les enfants du pasteur Sang, est plus proche de l'actualité : problèmes sociaux, lutte des classes, revendications ouvrières en sont la trame. La leçon est plus maladroite, quoique non moins généreuse : la violence et le fanatisme devraient être, eux aussi, au-delà des forces humaines. « Il faut que quelqu'un commence à pardonner. »

Désormais, Bjørnson lutte sur tous les fronts : pour le pan-scandinavisme, pour la paix, pour l'indépendance nationale, pour la défense des classes opprimées, des isolés, des marginaux auxquels s'intéresseront tant d'autres grands Norvégiens après lui, et sans aucun doute sous son influence. C'est alors qu'il revêt cette figure de prophète volontiers utopiste (il voulait, par exemple, réconcilier les classes sociales) que récompensera, en 1903, le prix Nobel.

Un peu comme il faut être Russe pour apprécier pleinement Pouchkine, il faut être Norvégien pour conférer à Bjørnson sa juste valeur. Nul n'a plus fait que lui, au prix d'une lutte constante et sans doute sans nuances, pour enraciner[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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