BLEU. HISTOIRE D'UNE COULEUR (M. Pastoureau)
Spécialiste reconnu de l'héraldique médiévale, Michel Pastoureau est un historien atypique, qui se plaît à réinvestir des domaines de recherches traditionnellement rabaissés au rang de « sciences auxiliaires », pour les transformer en laboratoires de l'anthropologie historique. Sous sa plume alerte, l'histoire des sceaux, celle du cochon médiéval ou des tissus rayés sont autant d'étapes dans un même cheminement, qui conduit à la compréhension des codes symboliques et des systèmes d'identification des sociétés anciennes, infiniment plus complexes que ceux qui régissent notre fade modernité.
L'histoire des couleurs est, depuis le début des années 1990, son nouveau cheval de bataille, que Michel Pastoureau enfourche vaillamment dans son dernier livre magnifiquement illustré : Bleu. Histoire d'une couleur (Seuil, Paris, 2000) mène sur la piste d'une couleur longtemps délaissée et qui se hisse, à partir du xiiie siècle, au sommet du système des valeurs de la sensibilité chromatique. Car, si la couleur a une histoire, c'est parce que la perception qu'on en a évolue au cours des siècles. La discrimination des couleurs du spectre, qui nous semble aujourd'hui naturelle, est en réalité une construction culturelle : pour un œil médiéval, sensible aux phénomènes de saturation, un bleu délavé est plus proche d'un vert pâle que d'un bleu profond. En ce sens, l'histoire des couleurs est pleinement une histoire sociale puisqu'elle associe l'étude des représentations à l'analyse des techniques, la réflexion sur les codes artistiques et religieux à l'enquête minutieuse sur les pigments des peintres ou les colorants des teinturiers.
En Occident, durant toute l'Antiquité et le haut Moyen Âge, le bleu est une couleur ignorée ou méprisée, au point qu'il n'y a pas à proprement parler de mot pour la désigner en grec et en latin. Pour dire cette couleur innommable, le latin médiéval doit emprunter au lexique germanique (blau) et arabe (azur). Les Grecs décrivaient le ciel blanc ou or, mais jamais bleu, et César assure que les Celtes teignaient leur corps en bleu pour effrayer leurs adversaires. Le bleu n'a aucune valeur dans les codes vestimentaires, sinon celle du deuil. Il est absent de la vie sociale, dominée par un système chromatique à trois pôles : le blanc, le noir et le rouge, couleur de la puissance politique.
Tout change au xiiie siècle où le bleu devient la couleur reine, désignant à la fois la piété religieuse de la reine du Ciel et la puissance sociale des rois de ce monde. Peut-on rêver plus bel objet d'histoire qu'un tel retournement dans le système de valeurs ? Le bleu est, pour Michel Pastoureau, une invention de la Vierge : portant le deuil de son fils, Marie est généralement représentée dans les images médiévales vêtue de sombre. Le bleu est l'une de ces couleurs d'affliction. Or, sur les vitraux des cathédrales, ce bleu devient éclatant, profond, lumineux : c'est à l'abbaye de Saint-Denis, où Suger promeut un art de la lumière, que les maîtres verriers mettent au point une coloration au cobalt que l'on appelle aujourd'hui « bleu de Chartres ». L'intensité du culte marial assure la promotion de cette couleur, d'abord chez les rois, ensuite chez les princes puis, par mimétisme social, dans toutes les couches de la population. L'azur semé de fleurs de lys devient la couleur des rois de France, ce qui bouleverse le code des couleurs de l'héraldique : alors qu'une armoirie sur vingt seulement comportait du bleu à la fin du xiie siècle, c'est près d'une armoirie sur trois qui utilise l'azur au début du xve siècle. Les teinturiers de bleu, qui utilisent le pastel, détrônent à la tête de la profession leurs collègues spécialisés dans le rouge[...]
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Écrit par
- Patrick BOUCHERON : maître de conférences en histoire du Moyen Âge à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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