BOCCACE (1313-1375)
Le « Décaméron »
Comme l'écrit l'auteur dans sa Préface, il s'agit de « cent nouvelles, ou fables, ou paraboles, ou histoires, comme il vous plaira de les appeler, racontées en dix jours par une honnête compagnie de sept dames et de trois jeunes hommes pendant le temps de la peste... ». Le récit de l'épidémie, de la rencontre des dix jeunes gens, de leur départ et de leur séjour à la campagne, d'où ils rentreront ensuite à Florence, constitue donc le cadre du recueil. Cette construction par enchâssement n'est pas une invention de Boccace (lui-même l'a déjà expérimentée dans d'autres œuvres), mais sa nouveauté tient aux fonctions multiples qu'elle remplit. La peste, par exemple, constitue l'horizon des nouvelles. Certes, le séjour extra muros est réglé par des lois spécifiques : une royauté provisoire donne à chacun des jeunes gens le pouvoir pendant une journée, et leurs occupations quotidiennes sont régies par une économie du plaisir très raffinée. Mais cette expérience utopique n'est qu'une parenthèse, à l'extérieur de laquelle règnent la mort, le désordre social, la décomposition morale longuement décrits dans l'introduction, et il n'est guère de récit, si joyeux soit-il, qui ne porte la trace même fugitive d'une réflexion sur ces trois aspects de la réalité présente. Inversement, cette même réalité sert de justification morale à la constitution d'un groupe jeune... et mixte, ainsi qu'à la liberté de certains de leurs propos.
La stratégie du narrateur
Ce cadre – qui n'est pas sans présenter certains aspects romanesques – produit également un effet de distanciation, grâce à la « mise en scène » des récits, que soulignent discrètement les réactions ou les commentaires de l'auditoire. Il permet surtout à Boccace d'insérer entre lui-même, auteur, et le public de ses dédicataires (les femmes amoureuses) une succession d'écrans. Ainsi, dans la Préface, où il dédie son livre à celles que leur condition féminine empêche de se livrer aux divertissements sportifs ou aux occupations sérieuses qui offrent aux hommes un dérivatif à leurs peines d'amour, Boccace se présente comme le chroniqueur de l'aventure des dix jeunes gens et le « scripteur » de récits qu'il n'a ni « inventés » (c'est-à-dire choisis) ni racontés lui-même. Dans la Conclusion, il reprendra la même fiction. Grâce à cette délégation de pouvoir, les dix jeunes gens se trouvent investis tour à tour de la fonction de narrateur. Mais, en même temps, ils représentent le public : un public plus diversifié que celui des dames auquel s'adresse la dédicace, et aussi un public idéal de lecteurs instruits, intelligents, sans préjugés comme sans vices, qui savent consommer les nouvelles comme elles sont racontées, avec un esprit large, le sens de l'humour, et beaucoup de sagesse pratique.
Toutefois, ce dispositif ne résiste pas à l'épreuve du réel. Dans l'introduction à la IVe journée, Boccace, s'adressant à ses dédicataires, se livre à une défense et apologie de ses contes en réponse aux attaques dont il est l'objet (signe que les textes devaient circuler bien avant l'achèvement du recueil). Ses détracteurs l'accusent pêle-mêle d'inconvenance, d'inexactitude ; ils lui reprochent surtout de se consacrer à un ouvrage indigne d'un savant et d'un lettré. L'enjeu est d'importance : il y va de l'avenir d'une littérature de divertissement, destinée à un large public et, pour Boccace lui-même, de son image et de sa notoriété d'intellectuel. Ses réponses sont courageuses : il revendique la liberté de l'art, le respect d'un public supposé adulte, le droit à l'existence de récits qui ne sont destinés ni aux étudiants ni aux philosophes. Mais il s'abrite aussi, il faut bien le reconnaître, derrière la notion de genre mineur[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Claudette PERRUS : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média
Autres références
-
LE DÉCAMÉRON, Boccace - Fiche de lecture
- Écrit par Claudette PERRUS
- 901 mots
- 1 média
Lorsque Boccace (1313-1375) écrit le Décaméron (1349-1351), il a derrière lui quelques œuvres latines, mais aussi toute une production lyrique et narrative : romans en vers (comme le Teseida, le Filostrato, le Ninfale fiesolano), en prose (le Filocolo, l'Elegia di Madonna Fiammetta) ou...
-
BEMBO PIETRO (1474-1547)
- Écrit par Encyclopædia Universalis et Paul RENUCCI
- 1 784 mots
...admettant des locutions de provinces différentes, ou plus actuel et donc plus fluide, il fait recommander l'usage du florentin de Dante, de Pétrarque et de Boccace, par-dessus tout celui de Pétrarque en poésie et celui de Boccace en prose. Il énonce également, surtout dans le troisième livre, plusieurs... -
CHAUCER GEOFFREY (1340 env.-env. 1400)
- Écrit par Paul BACQUET
- 1 288 mots
- 1 média
2. La période italienne pendant laquelle, à la suite de missions à Gênes et Florence, il subit l'influence de Boccace : Troilus and Criseyde (Troïle et Cresside), The House of Fame (La Maison de la renommée), The Parliament of Fowls (Le Parlement des oiseaux), The Legend of Good Women (La Légende... -
GIOTTO (1266 env.-1337)
- Écrit par Daniel RUSSO
- 3 177 mots
- 6 médias
...cependant, des réalités qui s'écartent de la vision, trop lénifiante, trop simple aussi, à laquelle nous sommes habitués. Les remarques de Dante et de Boccace recoupent les observations de certains contemporains éclairés. Par exemple, Cecco d'Ascoli, médecin personnel de Charles d'Anjou, qui avait été... -
KEATS JOHN (1795-1821)
- Écrit par Henri PEYRE
- 3 575 mots
- 1 média
...basilic (Isabella) écrit pendant l'hiver de 1818, est un poème narratif en strophes de huit vers, qui reprend une histoire tragique du Décaméron de Boccace. Deux frères, ayant découvert l'amour de leur sœur Isabelle pour leur valet, Lorenzo, assassinent l'amant. Le fantôme du mort apparaît à la jeune... - Afficher les 8 références