BOHÈME
Formation d'un stéréotype
Comme l'a justement souligné Alfred Delvau, « la Bohème est fille de la Révolution de 1830 et du Romantisme ». Elle trouve sa configuration particulière dès lors que l'homme de lettres revendique le statut d'artiste au contact de la vie des ateliers de peinture. Sous l'angle du divorce avec la société bourgeoise, la bohème s'affirme d'abord comme « dandysme » (bohème dorée) et, sous celui de la littérature, se veut l'affirmation d'une esthétique frénétique dans la mouvance du romantisme. Revendiqué et affiché comme pure différence par des populations regroupant en « camaraderies » artistes et poètes en opposition avec l'ordre social et ses esthétiques dominantes, le bohémianisme est la conséquence du développement d'une société où les mutations économiques et politiques déclassent progressivement les artistes. L'inexorable développement de la presse et, corrélativement, la mise en place d'industries culturelles par un capitalisme naissant vont faire des hommes de lettres un lumpenprolétariatintellectuel qui, privé de lieux et d'instance de médiation, entrera alors en contradiction ouverte avec ses idéaux.
Car l'histoire de la bohème est essentiellement contenue dans une première tension toujours irrésolue, sinon dans la douleur ou la trahison, à savoir celle qui existe entre l'affirmation et la défense de l'Art (position idéaliste) et la résignation résultant de la prise de conscience que les lettres sont aussi une profession relevant des lois du marché (position pragmatique). Aussi, face à l'industrie littéraire qui fournit paradoxalement à cette population ses ressources précaires (compilation, dictionnaires, presse et négritude), les bohèmes déclareront-ils incarner plus d'une fois l'authenticité de « la » littérature.
C'est dans les années 1840, lorsque les entreprises économiques de la monarchie de Juillet vont profondément modifier la société, que cette notion « prend » pour devenir rapidement « cliché ». À la recherche de leur légitimité, les bohèmes constituent rétrospectivement leur histoire en s'inventant une parentèle. On trouve alors dans le Petit Cénacle (1829-1833) un âge d'or, prolongé par un bousingotisme républicain aux contours flous, puis surtout par la « Bohème galante » du Doyenné (1834-1836). Mais ces qualifications et cette réception sont en partie tardives : ce n'est qu'en 1855 que Gérard de Nerval évoque la Bohème galante, dans un titre qui fait signe vers les lecteurs des Scènes de Murger. Il faut attendre les lendemains de 1870 pour que Théophile Gautier et Arsène Houssaye retracent l'épopée glorieuse de ces années, comme moment phare de la littérature auquel toute répétition semble interdite. Victime des mutations qui affectent la librairie et en dernière instance le statut d'écrivain, la bohème trouve aussi ses contre-modèles dans des figures de l'Ancien Régime qu'elle inventorie compulsivement. Après Les Grotesques (1853) de Gautier on ne compte plus les livres célébrant les « poètes crottés », les « dédaignés » et les « oubliés ». Face à la normalisation de la vie sociale, l'excentricité, valeur refuge de la bohème en partie inventée par la génération de 1830, caractérise toutes ces approches. Outre une révision stratégique de l'histoire littéraire qui s'opère ici contre le goût classique, ces relectures rédemptrices révèlent les nostalgies aristocratiques et les inquiétudes démocratiques de leurs auteurs face à la réalité du champ littéraire. Car l'esprit « boutiquier » de la monarchie de Juillet, l'échec des aspirations de 1848, la IIe République et le 2 décembre vont rendre de plus en plus hasardeuse la voie des professions littéraires, en même[...]
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
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Médias
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