BOHÈME
De la bohème à l'avant-garde
La « bohème » de Murger reste caractéristique des années 1840-1850, enveloppant à la fois les milieux du journalisme, ceux de ce que l'on a nommé la « fantaisie », et le réalisme de la brasserie Andler autour de Gustave Courbet et de Champfleury. Mais si la mort de Murger en 1861 est saluée par les Goncourt comme la « fin de la bohème », ce n'est là que figure de style. La génération libérale de 1860 va, en l'espace d'une dizaine d'années, conjuguer bohème littéraire et politique. Elle renonce avec les silhouettes du conspirateur et du proscrit, dans la continuité de 1848 et 1851. Elme Caro, philosophe mondain, affirmera que la Commune de Paris fut la victoire de la bohème. Citons enfin la rencontre du symbolisme et de l'anarchie. Le Parnasse, en surdéterminant l'art, contribuera à la création d'une poétique de la bohème (Théodore de Banville) qu'elle sanctifiera à travers des figures emblématiques comme celle du poète Albert Glatigny. Cette période est marquée par le rayonnement d'un des rares salons bohèmes, celui de Nina de Villard qui, aux Batignolles, réunit un Parnasse élargi aux peintres et aux musiciens. Elle essaimera dans l'histoire littéraire de nombreuses figures fascinantes, au premier rang desquelles Villiers de l'Isle-Adam ou Ernest Cabaner, qui animera au lendemain de la guerre de 1870 le cercle Zutique à l'Hôtel des Étrangers, avec Cros, Rimbaud, Verlaine... La guerre franco-prussienne ayant privé les « jeunes » d'instance de médiation, de nombreux groupes naissent, tels les Hydropathes, présidés par Émile Goudeau, et les Hirsutes. Pénétré d'un état d'esprit, le « fumisme » dont le prototype est Alphonse Allais, cette génération offre une perception humoristique et désenchantée du réel qui confine à l'absurde et « réinvente » sa bohème. La naissance du cabaret artistique, notamment le Chat-Noir, contribue peu après à la naissance d'une bohème-spectacle, délassement de la bourgeoisie venue s'encanailler sur la butte sacrée.
Dans ce mouvement se dissimulent les prémisses de l'idée d'avant-garde, déjà patente dans les métaphores militaires qu'utilisait Gautier dans son Histoire du romantisme (1874). Il ne s'agit pas tant de désigner des « groupes » organisés autour de mots d'ordre ou de manifestes, que des espaces excentriques ouverts aux théories et aux expérimentations littéraires. Il serait nécessaire ici de reconsidérer le rôle que la presse satirique a joué par son travail de sape du second Empire et des débuts de la IIIe République. La blague et la parodie, la caricature et le démontage des discours politiques, sociaux et esthétiques ont fortement contribué à ouvrir le champ des possibles et à libérer les énergies. Une inventivité verbale et graphique s'y manifeste directement, tandis que la fréquence des échanges entre les milieux de la presse, et ceux de la littérature favorisent sa diffusion. Ainsi progressivement, « bohème » devient synonyme d'avant-gardisme, achevant son évolution sémantique ; le déclassement préludant à d'autres écarts, esthétiques et parfois politiques. La généalogie que le surréalisme construit à son tour en revisitant le xixe siècle bohème va en transformer la réception en faisant de lui le moment des « précurseurs », à l'horizon de révolutions esthétiques.
Les écrivains et artistes du quartier Latin, de Montmartre et de Montparnasse se sont ainsi réclamés de la bohème, terre promise des arts et des lettres en même temps qu'enfer hanté par le spectre de la « vache enragée ». La bohème est en ce sens une « mythologie » du xixe siècle qui s'apparente aux récits de fondation. Elle est sacrée, elle a ses martyrs, mais surtout, comme mythe, elle est essentiellement[...]
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
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