BOLCHEVISME
Article modifié le
Les débats de tactique
Dans le cadre des controverses qui se déroulèrent entre les bolcheviks et les mencheviks – fractions adverses coexistant au sein d'un même parti – les divergences posées d'abord sous l'angle organisationnel s'élargirent et se précisèrent avec le déclenchement de la révolution russe de 1905. Ce fut la question de tactique et, par là même, la perspective d'une révolution bourgeoise démocratique qui prit la première place. À la tactique, préconisée par les mencheviks, qui s'insérait parfaitement dans les schémas de l'orthodoxie marxiste occidentale : rôle dirigeant de la bourgeoisie dans une révolution bourgeoise, conquête de la démocratie parlementaire dans laquelle les socialistes devraient refuser de se compromettre, Lénine, édifiant ainsi la tactique et la théorie bolcheviques de la révolution, opposait une plate-forme nouvelle en contradiction violente avec les théories social-démocrates. Reprenant l'idée (Marx, 1848) d'une révolution bourgeoise réussie contre la bourgeoisie, il considérait que la chute du tsarisme n'était possible que si l'on parvenait à mobiliser, aux côtés du prolétariat, « les classes [...] qui mènent une pénible existence petite-bourgeoise », c'est-à-dire essentiellement les masses paysannes. À l'inverse de ce qu'il en était dans les pays occidentaux, ces classes étaient encore, dans la Russie de 1905, capables d'action révolutionnaire. L'objectif de cette révolution, dont la force motrice devait être l'alliance de la classe ouvrière et de la masse des paysans, était l'instauration d'une dictature bourgeoise démocratique sous l'hégémonie de la classe ouvrière qui permettrait non seulement l'accélération du passage au stade capitaliste, mais des réformes politiques et économiques, préparant le passage à la révolution socialiste. Avec de tels alliés, la grande bourgeoisie ne serait plus à craindre, et les bolcheviks, lucides et dressés à une discipline sévère, seraient en mesure d'éliminer leurs concurrents socialistes révolutionnaires ou mencheviks, devenant ainsi les seuls maîtres de la république démocratique. Ce dernier point restait encore un objectif non formulé, mais implicite.
Dans le tourbillon de la révolution de 1905, ces débats restèrent doctrinaux. Lénine lui-même fut pris de court par les événements, et ses partisans ne commencèrent à faire sentir leur influence que lors de la phase de déclin. La pratique de l'insurrection armée de décembre 1905 à Moscou, contestée par l'ensemble de la social-démocratie russe, fut l'une des expériences dont s'enrichit la théorie qui sera mise en pratique douze ans plus tard.
Après l'échec de la révolution, au milieu du désarroi et de la débâcle provoqués par la défaite, contraint à nouveau à l'émigration, Lénine, tacticien habile, mais stratège intransigeant, se consacre à l'édification méthodique de ce qui sera le futur Parti bolchevique. Conserver le parti existant, le conquérir, tel est son objectif immédiat. Pour y parvenir, il n'hésite pas à multiplier les scissions, à mener une lutte acharnée contre les multiples fractions qui formaient les diverses tendances du menchevisme dont les traits s'apparentaient de plus en plus au modèle européen de la social-démocratie. Le bolchevisme forma son style dans ces luttes et ces polémiques. Les efforts de Lénine portent dans trois directions : rétablir la discipline parmi ses propres partisans ; s'implanter dans le mouvement ouvrier de Russie même ; obtenir une reconnaissance internationale pour la représentativité de sa fraction. Le découragement consécutif à la révolution de 1905 gagne en effet les rangs des bolcheviks. Des divergences profondes sur les problèmes de la tactique à suivre, accompagnées d'un désarroi philosophique allant jusqu'à l'hérésie, s'avérèrent d'une gravité particulière dans une fraction qui se réclamait d'une discipline d'avant-garde et était composée d'une majorité d'intellectuels. Le leadership même de Lénine fut alors mis en cause, le chef de file des bolcheviks de gauche, Bogdanov, devenant pendant un temps son principal rival. En 1908, il parvint à évincer Lénine et à prendre la direction politique et idéologique des bolcheviks. Victoire de courte durée, car Lénine sut rétablir la situation. Comme ce sera souvent le cas dans l'histoire du bolchevisme, le conflit politique à propos de la direction fut déguisé en conflit idéologique. Lénine, à la suite de Plekhanov et soutenu par lui, accusa Bogdanov de vouloir remplacer les conceptions de Marx par la philosophie d'Avenarius et de Mach. L'ouvrage qu'il écrivit alors, Matérialisme et empiriocriticisme, loin d'être une étude purement théorique et philosophique, fut l'instrument d'un duel politique, et joua sur le plan idéologique un rôle important dans l'élaboration du bolchevisme, définissant son armature, le principe d'une orthodoxie en tant que défense contre toute tentative d'hérésie.
Dès 1911, Lénine était fermement convaincu du nouvel élan du mouvement révolutionnaire en Russie et du fait que les bolcheviks étaient en train de gagner la majorité du mouvement ouvrier. Dès lors, il prit résolument l'orientation qui devait aboutir, sur le plan de l'organisation, à une scission définitive avec les mencheviks, consommée déjà sur le plan de la doctrine. La conférence tenue à Prague, en janvier 1912, mit fin à jamais à la coexistence des bolcheviks et des mencheviks en un seul parti. Elle marqua aussi le tournant dans les rapports du bolchevisme avec l'Internationale et le début d'une crise.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Georges HAUPT : sous-directeur d'études à l'École pratique des hautes études
Classification
Médias
Autres références
-
AXELROD PAVEL BORISSOVITCH (1850-1928)
- Écrit par Paul CLAUDEL
- 398 mots
- 1 média
Né à Chklov dans une famille de paysans juifs, Axelrod suit les cours de l'école secondaire tout en organisant une école pour enfants de Juifs pauvres. À dix-huit ans il découvre Lassalle et s'engage dans le mouvement révolutionnaire. Populiste, il tente d'organiser à Kiev...
-
BOUKHARINE NICOLAS IVANOVITCH (1888-1938)
- Écrit par Pierre FRANK
- 1 676 mots
-
COMMUNISME - Histoire
- Écrit par Annie KRIEGEL
- 13 866 mots
- 10 médias
La victoire inattendue desbolcheviks en Russie à l'issue de la seconde révolution, dite « d'Octobre » (nov. 1917), apparaît comme l'événement décisif d'une toute nouvelle conjoncture qui se développe entre deux pôles : la signature d'une paix séparée sur le front oriental et l'espoir d'une révolution... -
COMMUNISME - Mouvement communiste et question nationale
- Écrit par Roland LOMME
- 21 120 mots
- 6 médias
C'est en Europe centrale que le problème national s'est posé avec le plus d'acuité au mouvement ouvrier et marxiste au xixe et au début du xxe siècle. S'il est au centre des débats à l'issue de la révolution de 1905, qui fut le théâtre privilégié du soulèvement...
- Afficher les 17 références
Voir aussi
- DICTATURE DU PROLÉTARIAT
- INTERNATIONALISME
- RÉVISIONNISME
- IMPÉRIALISME & ANTI-IMPÉRIALISME
- OUVRIÈRE CLASSE
- INTERNATIONALE DEUXIÈME (1889-1914)
- KOMINTERN ou TROISIÈME INTERNATIONALE ou INTERNATIONALE COMMUNISTE
- FÉVRIER 1917 RÉVOLUTION DE
- SOCIALISME VOIES DE PASSAGE AU
- OCTOBRE RÉVOLUTION D' (1917)
- THÈSES D'AVRIL
- PCUS (Parti communiste d'URSS)
- RÉVOLUTION RUSSE DE 1905
- COMMUNISME DE GUERRE
- FRACTIONNISME
- LÉNINISME
- SOCIAL-DÉMOCRATIE
- BOGDANOV ALEXANDRE ALEXANDROVITCH MALINOVSKI dit (1873-1928)
- ÉCONOMISME
- RUSSIE, histoire, de 1801 à 1917
- POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie)
- SOCIALISTES MOUVEMENTS