BOLCHEVISME
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Le bolchevisme et la IIe Internationale
Les div ergences et les controverses qui opposaient les différentes fractions de la social-démocratie russe furent considérées longtemps par la plupart des chefs de la social-démocratie occidentale comme des altercations personnelles, caractéristiques du milieu de l'émigration. Le bolchevisme, même après la révolution de 1905, ne représentait pas, à leurs yeux, un courant nouveau, mais une simple fraction rivale ; l'Internationale accepta l'explication de Plekhanov qui soutenait que « les divergences entre les deux fractions étaient minimes ».
Seul un petit groupe particulièrement proche du mouvement russe, dont Rosa Luxemburg, condamna Lénine, qualifiant sa conception de « blanquiste » en matière de tactique.
Pour faciliter la conciliation, le Bureau socialiste international, organisme exécutif de l'Internationale, fit des concessions à Lénine et lui accorda en son sein une des places réservées aux délégués russes. Là, Lénine pensait parvenir à faire sortir sa fraction de l'isolement et à imposer la reconnaissance de celle-ci par l'Internationale. La politique à long terme qui, jusqu'en août 1914 et malgré toutes les vicissitudes, resta la ligne de conduite des bolcheviks à l'intérieur de l'Internationale fut double : elle consistait d'abord à affermir leur position au sein même de l'organisme de l'Internationale afin d'obtenir à la longue le droit d'être seuls à représenter le P.O.S.D.R., puis à s'opposer aux tendances réformistes en consolidant les liens entre les diverses tendances de gauche, pour aboutir à une sorte de front commun du « marxisme révolutionnaire ». Malgré des succès épisodiques, ces objectifs ne se réalisèrent pas. Après la scission définitive avec les mencheviks, l'Internationale aborda avec insistance la question de l'unité du socialisme russe. Or, Lénine se montra intransigeant et repoussa la thèse de ses adversaires selon laquelle il s'agissait simplement d'une crise traversée par le parti, aucune divergence de fond, susceptible de justifier la scission, n'existant dans la social-démocratie russe. Alors que les mencheviks limitaient le différend à son seul aspect organisationnel, Lénine s'efforcera vainement de donner à ce conflit une dimension plus vaste, portant sur les perspectives de la révolution russe. C'est la reconnaissance d'une stratégie orientée vers la révolution en Russie que Lénine tenta d'obtenir de l'Internationale. Mais ses tentatives pour convaincre l'Internationale de la maturation du processus révolutionnaire en Russie se heurteront au scepticisme des idéologues et des autorités du socialisme. En fait, dans le refus de l'unification, les considérations et les intérêts politiques concrets pesaient autant que les questions de principe. L'unification représentait aux yeux de Lénine une irréparable erreur : elle impliquait en effet que les bolcheviks acceptaient de partager les fruits de leurs longs efforts, et qu'ils renonçaient, alors même qu'ils étaient sur le point de réaliser ce but, à faire du bolchevisme la force socialiste la plus influente et la mieux implantée dans le mouvement ouvrier de Russie. Les arguments de Lénine furent contestés par ses adversaires qui ne se limitaient pas aux seuls mencheviks. Les bolcheviks se trouvèrent en butte à toutes les tendances et à toutes les fractions de la social-démocratie russe, de Plekhanov à Trotski, réunies en 1912 dans le « bloc d'août ».
Placés au centre des controverses, après 1912, le nom de Lénine et l'existence des bolcheviks devinrent familiers aux socialistes européens. Mais cette publicité en fait les desservait ; ils furent l'objet d'une contestation générale.
Malgré leur propagande énergique, les bolcheviks ne seront pas entendus. Certes, dans les années 1907-1910, les efforts de Lénine pour nouer des liens avec les dirigeants et les militants qu'il estimait à l'aile gauche de l'Internationale aboutissent à quelques succès : ainsi, en 1907, au congrès international de Stuttgart, Lénine présente, avec Rosa Luxemburg et Martov, le fameux amendement à la résolution concernant la position des socialistes en cas de guerre. Mais, après 1911, les rapports se détériorèrent, et certains des principaux porte-parole de la gauche se montrèrent franchement hostiles à Lénine et aux bolcheviks. Ce fut avant tout le cas de Rosa Luxemburg, qui condamna devant l'Internationale « les désirs de scission de Lénine », l'accusant d'un « fanatisme irresponsable », qualifiant son action de « perfide », ses assertions de « mystifications politiques » ; elle rendit le groupe léniniste responsable « du chaos qui régnait dans le P.O.S.D.R. ». Il ne s'agissait pas d'un revirement dans les positions de Rosa Luxemburg, mais d'une suite des vues qu'elle n'avait cessé de développer depuis 1904. Ces divergences complexes et tenaces touchaient à la fois les questions de tactique et de stratégie, plus particulièrement le problème de l'alliance des ouvriers avec les classes moyennes et la question nationale. Aussi bien sur le plan organisationnel que sur le plan théorique, les vues de Rosa Luxemburg étaient beaucoup plus proches des opinions de Trotski qui, à l'époque, était l'un des critiques les plus rigoureux du bolchevisme sans pour autant approuver le menchevisme. La polémique avec Rosa Luxemburg, jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale, amena Lénine à préciser ses vues sur la question nationale, à la fois sur le plan théorique et sur le plan tactique. Sur ce point également, la théorie bolcheviste de la révolution trouva un élargissement où se mêlent traditions et innovations. Dans le sillage de Marx, Lénine, bien loin de réprouver l'idée et l'importance des mouvements nationaux, y voit un facteur primordial pour le succès de la révolution, une possibilité d'élargissement des alliances nécessaire pour la classe ouvrière de Russie.
Ces divergences entre les bolcheviks et les autres animateurs de la IIe Internationale n'étaient pas d'ordre dogmatique. Pour Lénine, elles revêtirent de l'acuité dans la mesure où son esprit était hanté par la révolution qu'il jugeait imminente en Russie. Depuis 1912, toute l'attention des bolcheviks se concentrait dans cette direction. Tirant la leçon de l'expérience de 1905, ils étaient, à la fin de juillet 1914, beaucoup plus préoccupés de la grève générale à Petrograd que de la « montée des périls » en Europe. Ce ne sera pas cette fois la révolution, mais la guerre mondiale qui les prendra au dépourvu. Dès lors commence une nouvelle page de l'histoire du bolchevisme et de ses rapports avec l'Internationale ; les rôles sont intervertis : d'accusés, ils se feront accusateurs.
En août 1914, avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l'édifice cinquantenaire de l'Internationale s'écroule. L'internationalisme rhétorique ne résiste pas à l'épreuve, et les résolutions prises lors des congrès antérieurs restent lettre morte. Lénine et le petit état-major bolchevique qui a trouvé une nouvelle fois refuge en Suisse clament à la « trahison » en des termes catégoriques. Pour eux, « la faillite de la IIe Internationale est celle de l'opportunisme [...] qui en ces dernières années a dominé pratiquement l'Internationale. Les opportunistes ont préparé de longue date cette faillite, en répudiant la révolution socialiste pour lui substituer le réformisme bourgeois... ». Selon ces analyses, la majorité des chefs de la IIe Internationale avaient trahi le socialisme, trahison « qui signifie la faillite idéologique et politique de cette dernière ». La perspective de Lénine, pour l'interprétation de ce passé tout proche, est déterminée en dernière instance par les images et les idéaux qu'il projette déjà dans le futur. Elle se résume dans la stratégie : révolution comme réplique à la guerre, transformation de la guerre impérialiste en une guerre civile, de type révolutionnaire.
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Écrit par
- Georges HAUPT : sous-directeur d'études à l'École pratique des hautes études
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