BONHEUR (notions de base)
La fiction d’un bonheur originel
Même si le monothéisme, comme nous le verrons plus loin, a joué un rôle décisif dans la conception que nous nous faisons de la conscience, les anciens Grecs avaient parfaitement saisi, dans un autre contexte, la situation intermédiaire de l’être humain. Ainsi que l’exprime le premier chœur de l’Antigone du dramaturge Sophocle (495-406 av. J.-C.), l’homme est situé entre deux mondes, « entre le statut de la Terre et l’ordre juré par les dieux ».
Cette situation à la fois originale et inconfortable produit chez les humains un sentiment de nostalgie, le regret du bonheur originel qui aurait précédé la sortie de l’animalité. L’homme n’en finit pas de s’interroger sur son origine, sur le sens de son apparition dans le monde, sans trouver de réponse satisfaisante à sa quête. Qu’il le fasse par le biais du mythe, avec le secours des grands textes religieux, ou par le biais de la philosophie ou des théories scientifiques, il ne cesse de s’auto-interroger, et de son impuissance jaillit une douloureuse nostalgie.
Un premier paradoxe vient alors troubler l’être humain : il sent qu’il aurait pu être heureux à une époque (enfance individuelle ou préhistoire de l’humanité) où il ne possédait pas l’aptitude qui lui aurait permis d’apprécier sa condition. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) l’exprime nettement dans la première version (non publiée) de son Contrat social de 1762 : « Insensible aux stupides hommes des premiers temps, échappée aux hommes éclairés des temps postérieurs, l’heureuse vie de l’âge d’or fut toujours un état étranger à la race humaine, ou pour l’avoir méconnu quand elle en pouvait jouir, ou pour l’avoir perdu quand elle aurait pu le connaître. »
Seuls une illusion rétrospective, un travail de reconstruction peuvent nous faire supposer qu’un bonheur initial a pu être vécu avant que nous soyons en état d’en estimer la réalité. Ainsi le bonheur de la petite enfance est-il certainement illusoire : nous prêtons à l’enfant, qui n’a pas encore les moyens de juger l’état dans lequel il se trouve, la conscience de l’adulte qui lui serait nécessaire pour jouir pleinement de sa situation. Or n’est-ce pas précisément l’accès à cette conscience qui a construit un mur absolument infranchissable entre nous et le bonheur ?
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
Classification