BONHEUR (notions de base)
Bonheur et nature
En dépit de ce paradoxe, la civilisation gréco-romaine, ignorant l’idée de faute, étrangère à la notion de mal, a eu le privilège d’imaginer un accès réel au bonheur. Il suffirait pour être heureux de « vivre selon la nature », ce qui est le mot d’ordre de toutes les philosophies antiques. La nature est bonne, elle est un cosmos – à la fois idée de monde et idée de beauté – et il existe un ordre du monde auquel il suffit de se conformer pour être heureux. Cependant, se conformer à ce précepte ne relève pas du libre arbitre humain (notion inconnue de l’Antiquité), mais d’un destin auquel tout est soumis. Celui qui ne parvient pas à vivre selon la nature n’est pas responsable de son malheur puisque, suivant l’adage socratique rappelé par Platon, « nul n’est méchant volontairement ». Le bonheur antique est en parfaite harmonie avec l’étymologie signalée en préambule : mieux vaut être né sous une bonne étoile, autrement dit dans une famille aristocratique, dans une cité bien organisée, dans une époque paisible.
Aristote ajoutera qu’il convient pour l’homme de vivre selon sa nature. Or la nature de l’homme – ce qui le distingue des autres vivants – est qu’il possède la raison. Vivre selon la raison, mener une existence dirigée par notre intellect est la garantie du bonheur. « Ce qui est propre à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus excellent et de plus agréable pour cette chose. Et pour l’homme, par suite, ce sera la vie selon l’intellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut degré l’homme lui-même. Cette vie-là est donc aussi la plus heureuse » (Éthique à Nicomaque, 380 av. J.-C.). Ne peut être réellement heureux, en définitive, que le sage qui a compris l’ordre du monde. Le bonheur est réservé aux philosophes.
Ne peut-on rapprocher cette période de l’Antiquité de l’enfance de l’individu ? C’est ce qu’a fait au xixe siècle le philosophe G.W.F. Hegel (1770-1831). L’art grec, dénommé chez Hegel dans sonEsthétique, « art classique », symbolise l’ensemble de la civilisation hellénique. Il est présenté par lui comme un éphémère moment d’équilibre entre l’ignorance archaïque et la compréhension chrétienne de la conscience. Cet art « ignore le péché et le mal, l’absorption du sujet par lui-même, les déchirements, l’instabilité, bref tous ces dédoublements qui engendrent toutes les laideurs spirituelles et sensibles ».
Mais, si Hegel voit juste, ne peut-on repérer dans la civilisation grecque le même paradoxe que celui que nous avons perçu à propos de l’illusion du bonheur infantile ?
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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