BONHEUR
Le bonheur en acte
Est-il une autre voie ? Peut-être, et c'est ce que les philosophes appellent la sagesse. Mais comment la penser ? D'abord par opposition à ce qui précède. Si le divertissement est un bonheur manqué, la sagesse serait un bonheur réussi. Mais comment, si le désir est manque ? S'il n'était que cela, il n'y aurait pas d'issue, en effet, pas de bonheur, et le suicide sans doute – ou la religion – serait la meilleure solution. Mais aussi nous serions déjà morts, ou plutôt point encore nés (puisque le manque est une absence et qu'une absence n'est rien), et c'est en quoi la vie, même en le confirmant, reste une réfutation du pessimisme. « Tous les hommes recherchent d'être heureux, écrit bien Pascal, c'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui vont se pendre » (Pensées, 425). Mais tous ne se pendent pas, et cela doit être pris aussi en considération. Quel est le motif de vivre ? La religion ? La peur de la mort ? Sans doute, mais cela ne suffit pas. Le bonheur ? Comment, s'il n'est jamais là ? Il faut donc qu'il y ait autre chose, quelque chose de réel, de positif, et qui nous pousse à vivre encore, et joyeusement parfois. C'est ce que chacun expérimente, et qu'on appelle le plaisir. Peut-on penser qu'il ne soit que l'absence de souffrance ? Platon lui-même s'y est refusé (Philèbe, 43-44), et il fit bien. Il faudrait autrement généraliser, pour en faire une philosophie, l'histoire du fou qui se tape sur la tête de grands coups de marteau et qui, quand on l'interroge, explique : « Cela fait tellement de bien quand on arrête ! » Nous ne sommes pas fous à ce point. Manger quand on a faim (et même, si la nourriture est bonne, quand on n'a pas faim), boire quand on a soif (et même, si la boisson est agréable, quand on n'a pas soif), faire l'amour (même sans amour), rire, se promener, écouter de la musique... Autant de plaisirs dont chacun peut goûter la pleine, la souveraine présence. Manquer ? De quoi, grands dieux, quand le plaisir est là ? Mais peut-il y avoir plaisir sans désir ? Sans doute pas. Sans manque, en revanche, qui peut le nier ? La musique qui me réjouit ne me manquait pas avant de retentir (ni, a fortiori, pendant que je l'écoute), ni ce paysage de printemps, ni ce rire qui explose, ni même, souvent, l'homme ou la femme qui me comble... Il faut donc que le désir ne soit pas toujours ni seulement un manque. Quoi ? Une puissance : puissance de jouir et jouissance en puissance. Le corps en sait plus long là-dessus que nos philosophes. C'est légitimement qu'on parle de puissance sexuelle, pour désigner la capacité qu'a l'homme de désirer et de jouir. Qui y verrait un manque ? C'est l'impuissant qui manque de quelque chose, et point seulement, ni toujours, ni surtout d'un manque... Ainsi existe-t-il une puissance de rire (disons : la gaieté), d'aimer le beau ou le bon (disons : le goût), de faire l'amour (disons : la libido), bref une puissance de jouir, qui est le désir même. Le plaisir est son acte.
Telle est à peu près, contre Platon, Pascal ou Schopenhauer, la leçon d'Épicure et de Spinoza. Que le désir soit manque, le plus souvent, du moins vécu comme tel, c'est entendu, comme aussi que le bonheur par là même soit manqué. Ce n'est donc pas du bonheur qu'il faut partir, mais du plaisir : plaisir du corps (la jouissance), plaisir de l'âme (la joie). Du bonheur, nous n'avons en effet, sauf le sage, aucune expérience positive ; du plaisir, dirait Épicure, aucune expérience négative. C'est donc le plaisir, non le bonheur, qui est le bien premier : le bonheur ne serait rien sans le plaisir, quand le plaisir, sans bonheur, est encore quelque chose. « Pour ma part, écrivait Épicure, je ne sais ce qu'est le[...]
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Écrit par
- André COMTE-SPONVILLE : agrégé de philosophie, maître de conférences à l'université de Paris-I
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