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BONHEUR

Bonheur, espoir et vertu

Une telle expérience – précisément parce qu'elle est absolument simple – suppose un bouleversement de notre rapport au temps. Si le désir est manque, presque toujours, c'est qu'il est temporel : le désir est manque à chaque fois qu'il se fait espérance. Arrêtons-nous là, un instant. On ne peut, on l'a vu, concéder à Platon que tout désir soit manque. C'est au contraire le propre de toute action – et de tout plaisir actif – que d'accomplir un désir qui, au présent, ne manque de rien. Je suis actuellement en train d'écrire ; c'est donc que je désire le faire (j'aurais autrement déjà arrêté), et cela pourtant ne me manque pas (puisque je le fais). Agir, c'est satisfaire un désir qui n'est pas un manque mais, et dans l'acte même, une puissance. Cela n'interdit nullement d'y trouver du plaisir. Au contraire, dirait Aristote (Éthique à Nicomaque, VII, xiii-xv et X, iv ; Métaphysique, θ), car le plaisir est alors à la fois en acte (il est puissance de jouir, dirions-nous, mais non jouissance en puissance) et en repos (puisque rien ne lui manque ou ne le trouble) : c'est l'acte parfait (energeia), que le plaisir accompagne (comme la beauté, dit joliment Aristote, accompagne la jeunesse) et parachève (le même acte, sans plaisir, serait imparfait). Ce que Platon dit du désir (qu'on ne désire que ce dont on manque) est donc vrai, non du désir en acte (comme puissance de jouir), mais du désir en attente (comme jouissance en puissance) : non du désir, mais de l'espérance ! Je peux bien, écrivant, désirer écrire, me promenant, désirer me promener – et désirer non d'autres mots ou d'autres pas, mais ceux-là mêmes qu'à l'instant je trace ou fais. C'est même nécessairement ce qui se passe, dans toute action (on ne peut écrire ou se promener sans le vouloir, ni le vouloir sans le désirer), et c'est l'action même, et le plaisir de l'action : le plaisir en acte dans l'acte même ! En revanche, je ne peux espérer écrire ce que j'écris ou faire le pas que je fais : je ne peux espérer tout au plus que les mots ou les pas à venir. Or cela, Platon a raison, n'est jamais acquis (je peux rester bloqué devant une page blanche, renoncer devant l'averse ou la fatigue...) ni présent (nul jamais n'écrira un mot à venir, ne fera un pas à venir...). On n'espère que l'avenir, on ne vit que le présent : entre les deux s'engouffre le manque, où ils s'engouffrent.

C'est pourquoi le bonheur est manqué : non du fait du désir (que le bonheur, au contraire, suppose), mais du fait de l'espérance. Nul peut-être n'a mieux vu la chose, en tout cas en Occident, que les stoïciens. L'espérance (qu'ils appellent parfois désir[epithumia], mais en précisant qu'il s'agit d'un désir portant sur l'avenir) est une passion, c'est-à-dire, dans leur langage, un mouvement déraisonnable de l'âme qui s'éloigne de la nature. Le sage ne saurait la ressentir. Il vit au présent et rien ne lui manque : qu'irait-il espérer ? Est-ce à dire qu'il soit sans désir ? Au sens où nous l'entendons, point du tout. Mais son désir ne porte que sur le réel ou le présent (présent qui n'est pas un instant mais une durée), soit pour s'en réjouir, quand il ne dépend pas de lui, soit pour l'accomplir, quand il en dépend. Ce dernier désir (désir d'un bien présent qui dépend de moi), les stoïciens lui donnent le nom, qui est le sien, de volonté. C'est la puissance d'agir. Elle est au sage ce que l'espérance est aux fous, et son rapport privilégié au bonheur. Puisque le sage veut tout ce qui arrive, tout arrive comme il veut ; il est donc heureux toujours sans espérer jamais. Qu'irait-il espérer,[...]

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