PASTERNAK BORIS LEONIDOVITCH (1890-1960)
Le poète et la révolution
Au lendemain de la révolution, après un quatrième recueil lyrique, Thèmes et Variations (Temy i variacii, 1923), proche du précédent, l'œuvre de Pasternak s'oriente vers la poésie narrative : épique avec Haute Maladie (Vysokaja bolezn', 1923-1928), qui offre une vision saisissante de la guerre civile ; historique avec L'An 1905 (Devjat'sot pjatyj god, 1926) et L'Enseigne de vaisseau Šchmidt (Lejtenant Šmidt, 1927), consacrés au souvenir de la révolution de 1905 ; romanesque avec Spektorski (1924-1930), épisodes de la vie d'un jeune poète à la veille et au lendemain de la révolution. Le fil narratif de ces longs poèmes est brisé en une suite de tableaux d'atmosphère qui intègrent l'univers social et historique à celui de la nature, et le soumettent à sa sanction esthétique et morale. Les deux nouvelles en prose qui complètent cet ensemble, Les Voies aériennes (Vozdušnye puti, 1924) et Le Récit (Povest', 1929) ont une structure analogue.
Le thème central de ces œuvres est la révolution, que Pasternak a vécue en 1917 avec une exaltation dont Ma Sœur la vie est le fruit, et dont on trouvera plus tard le témoignage dans Le Docteur Jivago. Cette adhésion lyrique à ce qu'il y a de spontanéité et de nouveauté imprévisible dans la tempête révolutionnaire a conduit Pasternak, malgré son attachement aux traditions libérales de l'intelligentsia russe, à approuver le coup d'État bolchevik et à glorifier en Lénine (dans le final de Haute Maladie) l'homme qui a compris le sens des événements et les aspirations profondes de la Russie. Mais ses réticences face à l'idéologie et à la politique communistes s'expriment par la façon dont il oppose dans ces œuvres deux types humains, celui du révolutionnaire et celui du poète. Unis par une commune sensibilité au malheur des hommes, en particulier au scandale de la condition féminine, et par une commune abnégation (l'idée chrétienne du sacrifice rapproche, par exemple, l'enseigne de vaisseau Schmidt, héros de 1905, du poète Serge, dans Le Récit), le révolutionnaire et le poète se séparent dans leur attitude devant la vie : le premier (Lénine dans Haute Maladie, Polivanov dans Les Voies aériennes, Olga dans Spektorski) en impose à Pasternak par sa maîtrise de soi, sa logique rigoureuse et son inflexible volonté. À son volontarisme s'oppose cependant l'abandon fataliste à la vie du poète Spektorski, que Pasternak ne veut pas renier, bien qu'il ne cherche pas à le justifier. Cette résistance irrationnelle, presque honteuse, à la logique du révolutionnaire, au nom de la fidélité du poète à la vie, fait de la vocation poétique telle que l'éprouve Pasternak une « haute maladie » à l'époque de la révolution triomphante.
Ce déchirement entre l'adhésion de l'intelligence et la résistance de l'instinct poétique se retrouve dans Seconde Naissance (Vtoroe roždenie, 1930-1931), recueil lyrique inspiré en grande partie par la découverte de la Géorgie, où Pasternak séjourne après s'être séparé de sa première femme et à la veille d'un second mariage. Mais ici, au thème mélancolique de l'adieu au passé, la vision du paradis géorgien permet de superposer l'affirmation optimiste d'un avenir qui réconciliera la poésie et la révolution. Les instantanés éblouis de Ma Sœur la vie cèdent la place à des visions plus sereines, enrichies de réflexions et de souvenirs qui y associent la trame entière d'une vie, avec ses joies et ses soucis. La forme du vers se simplifie tout en gardant la densité de son tissu sonore, et le style gagne en clarté sans rien perdre de sa richesse métaphorique et de sa liberté d'intonation.
Le passé futuriste de Pasternak et l'amitié qu'il garde pour Maïakovski l'ont fait adhérer en 1923[...]
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Écrit par
- Michel AUCOUTURIER : professeur à l'université de Paris-Sorbonne et à l'École normale supérieure
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RUSSIE (Arts et culture) - La littérature
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