PASTERNAK BORIS LEONIDOVITCH (1890-1960)
Le Docteur Jivago
La terreur des années 1936-1938, qui fait de nombreuses victimes dans l'entourage de Pasternak (notamment parmi les poètes géorgiens avec lesquels il a noué en 1931 et en 1934 des relations très chaleureuses), le contraint au silence et l'oblige à se consacrer à la traduction : après ses amis géorgiens, il traduit Keats, Shelley, Verlaine, Petőfi, puis, entre 1941 et 1949, six grandes tragédies de Shakespeare dont le langage l'attire par son mélange de familiarité et de richesse métaphorique. La guerre, en refaisant l'unité morale du pays, l'arrache à son isolement et à son silence. Dans les deux recueils qu'il publie alors, Les Trains du petit jour (Na rannikh poezdakh, 1943) et L'Espace terrestre (Zemnoj prostor, 1945), le thème de la solidarité et de la chaleur humaine unit des vers patriotiques sans emphase, inspirés par le spectacle quotidien d'une nation en guerre, aux paysages familiers de la grande banlieue de Moscou où Pasternak mène depuis 1934 avec les siens une vie effacée mais largement ouverte à de nombreuses amitiés. L'évolution amorcée dans Seconde Naissance aboutit ici à un langage poétique à la fois naturel et limpide, parfaitement accordé aux sentiments de large communion avec les hommes qui s'expriment dans ces recueils.
De nouveau condamné au silence par le climat de terreur et de suspicion engendré après 1946 par le « jdanovisme », Pasternak continue à traduire (notamment le Faust de Goethe et Marie Stuart de Schiller). Mais il se consacre surtout à la rédaction d'un roman dont l'idée remonte aux années d'avant guerre (deux fragments d'une première rédaction ont paru en 1937 et 1939), et dont l'action, située entre 1905 et 1945, développe, à travers les péripéties d'un amour tragiquement lié à l'histoire par le tourbillon de la révolution, l'opposition du poète et du révolutionnaire telle qu'elle s'ébauchait dans l'œuvre des années 1920. L'héroïne, Lara, personnifie la féminité blessée et triomphante ; pour les deux héros, le poète Iouri Jivago, médecin de profession, et le révolutionnaire Pavel Antipov, elle incarne la haute justification morale de la révolution et son enracinement vital. Malgré la noblesse de son inspiration, le révolutionnaire apparaît, sous les traits de l'instituteur Pavel Antipov, comme une incarnation de la médiocrité et de la stérilité intellectuelles (auxquelles, selon Pasternak, les révolutions ouvrent nécessairement la carrière). Quant au poète, sa faiblesse et son absence de volonté apparaissent ici non plus seulement comme un abandon fataliste à la vie, mais comme l'acceptation d'une mission prophétique sanctionnée par un sacrifice rédempteur : c'est le sens du poème Hamlet qui ouvre le volume des Vers de Iouri Jivago, appendice poétique au roman, et qui, par-delà l'identification du héros avec le personnage de Shakespeare (ou l'acteur chargé de son rôle), laisse entrevoir une identification du poète avec le Christ qui s'accorde avec la philosophie religieuse du roman. L'intuition de la vie, base de la poétique et de l'éthique de Pasternak, débouche, en effet, ici sur une intuition de l'immortalité, formulée en des termes proches de ceux de la tradition chrétienne orientale interprétée par les penseurs de la renaissance religieuse russe du début du xixe siècle (notamment N. Berdiaev). Littérairement, le Docteur Jivago (Doktor Živago, 1957) marque un retour à la tradition réaliste du roman historique et social. Mais le déterminisme sous-jacent à ce type de roman est ici tenu en échec, à la fois par l'intervention d'une providence libératrice et par l'insertion du processus historique dans la vie de la nature, dont l'image domine l'œuvre, incarnant sa philosophie vitaliste et sa poésie optimiste. Cette[...]
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Écrit par
- Michel AUCOUTURIER : professeur à l'université de Paris-Sorbonne et à l'École normale supérieure
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Autres références
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LE DOCTEUR JIVAGO, Boris Pasternak - Fiche de lecture
- Écrit par Michel AUCOUTURIER
- 1 229 mots
- 1 média
Unique roman du grand poète russe Boris Pasternak (1890-1960), Le Docteur Jivago, commencé en 1945, est le bilan romanesque d'une vie de poète. Ayant débuté dès 1913 au sein du mouvement futuriste, révélé en 1922 par le recueil lyrique Ma Sœur la vie, écrit en 1917, et marqué par l'euphorie...
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RUSSIE (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Michel AUCOUTURIER , Marie-Christine AUTANT-MATHIEU , Hélène HENRY , Hélène MÉLAT et Georges NIVAT
- 23 999 mots
- 7 médias
...par fidélité à la cause perdue des Blancs, Marina Tsvétaïeva (Cvetaeva, 1892-1941) reste au diapason des poètes de sa génération, et en particulier de Pasternak. Celui-ci, éclipsant son ancien compagnon de groupe futuriste Nicolas Asséïev (Aseev, 1889-1963), devient avec le lyrisme intemporel de Sestra...