BORIS MIKHAÏLOV. JOURNAL UKRAINIEN (exposition)
En résonance avec des événements qui réveillent le souvenir d’une Europe déchirée par les guerres, deux institutions mettent en lumière le travail de Boris Mikhaïlov. À la Maison européenne de la photographie (Boris Mikhaïlov. Journal ukrainien, du 7 septembre 2022 au 15 janvier 2023) comme à la Bourse de commerce - Pinault Collection (Boris Mikhaïlov. At Dusk, du 1er octobre 2022 au 16 janvier 2023), le regard lucide et poétique que le photographe ukrainien pose sur son temps témoigne d’une inlassable curiosité, servie par un médium sollicité sous toutes ses formes.
De sérieuses études en électromécanique auraient pu ouvrir au jeune Boris Mikhaïlov, né le 25 août 1938 à Kharkiv (Ukraine), une carrière d’ingénieur de l’Union soviétique. C’était sans compter avec la découverte, dans un tiroir de son bureau, d’une série de nus réalisée avec sa jeune femme pour modèle : l’écart moral sinon contre-révolutionnaire met dès 1966 un terme aux responsabilités et fonctions de Mikhaïlov. Alors âgé de vingt-huit ans, il décide de consacrer son temps à sa passion pour la photographie, jusqu’à braver la censure en participant à des expositions clandestines. Avec sept autres artistes, Evgeniy Pavlov, Jury Rupin, Gennadiy Tubalev, Anatoliy Makiyenko, Oleg Malyovany, Oleksandr Sitnichenko et Oleksandr Suprun, comme lui peu appréciés du pouvoir, il fonde en 1971 le collectif expérimental Vremya (« Temps »), qui deviendra la Kharkiv School of Photography.
De l’humour au tragique
C’est dans cette atmosphère souvent féconde de la dissidence que Boris Mikhaïlov conçoit et réalise ses premières séries, dans lesquelles se fondent l’esprit de la contestation et une authentique recherche esthétique. Dans l’anglais qui répertorie une œuvre originellement vouée à une audience internationale, Red reste le premier travail réalisé entre 1968 et 1975. Construite à partir de l’allégorie officielle de la révolution socialiste, ici ponctuée d’une touche plasticienne rouge vif, la série détourne la propagande soviétique diffusée dans la ville de Kharkiv. Ce travail connaîtra un parallèle commercial avec les Luriki (1971-1985), épreuves noir et blanc d’origines diverses (brocantes ou albums de famille), colorisées à la demande de particuliers.
L’exercice mineur se développera en inspiration plasticienne de 1975 à 1986 avec la série Sots Art, pendant russe du pop art qui triomphe dans le monde occidental. Mikhaïlov s’impose alors en lointain héritier des surréalistes, associant la mise en scène de personnages et d’objets sur le fond discret de symboles et de figures emblématiques de l’idéologie communiste. Profondément contestataire, Mikhaïlov maintient un subtil équilibre entre les deux registres, politique et plasticien : ses deux importantes séquences Unfinished Dissertation (1984-1985) et Salt Lake (1986) expriment avec la même causticité sa perception de la situation de l’Ukraine quand, à peine libérée de l’emprise communiste, la petite république s’apprête à succomber aux travers du capitalisme et à la menace avérée de la pollution industrielle, stigmatisée par la tonalité sépia que le photographe donne à ses épreuves. Le mélange des genres inspire également la mise en scène de l’artiste et de son épouse dans la séquence CrimeanSnobbism (1982), dans laquelle Mikhaïlov se moque sans méchanceté de la prétendue élite habituée des villégiatures de renom, et, dix années plus tard, le pastiche allégorique I Am Not I, où le photographe pose en figures inspirées de la statuaire classique, moquant les représentations viriles et musclées que les régimes totalitaires donnent en modèle à leur peuple. Sur le même ton d’un humour au second degré frisant la provocation, les séries National Hero (1992) et If I Werea German (1994) interpellent à leur tour l’histoire récente. Au cours[...]
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Écrit par
- Hervé LE GOFF : professeur d'histoire de la photographie, critique
Classification
Média