VIAN BORIS (1920-1959)
Vian, c'est l'arrachement douloureux à l'enfance. Tous ses héros (Colin de L'Écume des jours, 1947, Angel de L'Automne à Pékin, 1947, et l'autre Angel, celui de L'Arrache-cœur, 1953, comme Wolf de L'Herbe rouge, 1950) manquent leur passage à l'âge adulte ; ils meurent ou disparaissent de ne pouvoir se soumettre à ses contraintes, à ses normes (celles du travail, de l'argent, de l'amour, du mariage, de la paternité). Inconscient, Vian, irresponsable ? Non. Lucide au contraire. La société des adultes récuse et détruit le rêve, l'imagination ; elle empêche de se vouloir autre, de se créer. Tard, passé trente ans, tous ses romans écrits, il confessera n'avoir eu qu'indifférence jusque-là pour la chose publique. Et pourtant, mieux que ne le fera son Traité de civisme où il cherche des solutions aux problèmes de la Cité, de l'homme dans la Cité, tentative qui traînera cinq ans (entre 1951 et 1956) pour finalement – et peut-être heureusement – avorter, ses romans des temps d'apparente insouciance dénoncent l'horreur et la stupidité d'une société qui lamine l'individu.
Science et conscience
On se méprendrait cependant à tenir Boris Vian pour un adepte d'on ne sait quel primitivisme, un partisan du retour à l'ordre naturel, un nostalgique du « bon sauvage », condamnant le progrès technique comme hostile à l'homme ; il n'« herborise » pas, il ne nous renvoie pas cultiver notre jardin. Si un homme de ce xviiie siècle d'où nous tirons encore plusieurs de nos armes peut lui être rapproché, c'est assurément Diderot par sa soif de connaissances et leur étendue, par sa certitude qu'aujourd'hui, autant qu'hier et davantage, chacun peut et doit être un Pic de la Mirandole. Ingénieur de l'École centrale des arts et manufactures, féru de mathématiques à l'instar de son ami Raymond Queneau (et pareil à Diderot), ouvert aux recherches les plus audacieuses de la cybernétique, de l'électronique, de l'astrophysique, l'angoisse certes le saisit devant l'usage meurtrier de la science et il ne cesse de pousser des cris d'alarme contre sa monopolisation par les chefs d'État et les militaires ; il n'en reste pas moins convaincu qu'elle peut libérer l'homme de ses tâches serviles, réduire à presque rien la durée du travail, ouvrir l'ère du loisir, de l'activité créatrice non répétitive, en un mot du bonheur (car il ose ce mot). S'il est vrai qu'il a été un pionnier de l'écologie, c'est qu'à ses yeux toute erreur, tout abus de la science peut être corrigé par la science, à la condition expresse que l'homme (et non les seuls « spécialistes ») en conserve la maîtrise et entende la faire servir à sa liberté et à son plaisir. À travers ses romans les plus pessimistes, ses nouvelles (Les Fourmis, 1949, Le Loup-garou, posthume, 1974), ses poèmes (Cantilènes en gelée, 1949, Je voudrais pas crever, posthume, 1962) ses chroniques (de Jazz hot notamment), son essai En avant la zizique... (1958) – car à propos de jazz, de chansons, de variétés, il parle de tout ce qui le contente ou lui fait peur –, toujours il laisse filtrer cette petite lueur d'espoir.
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Écrit par
- Noël ARNAUD : homme de lettres
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