BOURGEOISIE
D'autres visions de la bourgeoisie
Tandis que se construisait, à partir de la problématique marxiste, une vision théorique de la nature de la bourgeoisie et de son rôle historique, le terme même de bourgeoisie continuait sa carrière sur un mode plus modeste. Il venait à désigner un ensemble de personnes embrassant les mêmes carrières publiques ou privées, exerçant les mêmes fonctions et responsabilités, travaillant dans les mêmes métiers non manuels, partageant un certain nombre de valeurs, de choix, voire de préjugés, participant d'une même culture, vivant dans un même cadre de vie. Ainsi entendue, la bourgeoisie avait plus suscité l'ironie d'un Daumier ou d'un Flaubert que tenté la plume des historiens. Ce n'est que progressivement que ceux-ci sont revenus à une description des modes de vie bourgeois, dans leurs aspects les plus visibles comme dans les plus explicatifs (par exemple les stratégies familiales et patrimoniales des « dynasties bourgeoises »). Se portant au-delà des brillantes descriptions qui font la force de Balzac, de Dickens, de Thomas Mann, de Proust, de nombreux historiens ont tenté de cerner les logiques culturelles ou comportementales des milieux bourgeois, très variables dans le temps et dans l'espace.
Dans le contexte anglo-saxon, le terme middle class a été préféré à celui de bourgeoisie. Sans doute est-ce dû au fait que l'avance de la société anglaise dans les processus de transformation, induits par les révolutions économiques des xixe et xxe siècles, a mis précocement en évidence qu'entre les « capitalistes » et les « prolétaires » il existait toute une gamme de conditions sociales. Le terme était déjà courant sous la plume des chartistes des années 1840. Par la suite, les concepts de lower middle class et upper middle class ont envahi la sociologie et l'histoire sociale britanniques, beaucoup plus efficacement que ceux de « petite bourgeoisie » et « grande bourgeoisie », déjà usités par Marx et Proudhon, mais plus connotés politiquement et idéologiquement. Les concepts de « classes moyennes » (ou « couches moyennes », la différence entre les deux expressions ayant suscité des discussions byzantines) ou de Mittelstand sont un peu des équivalents continentaux de ces catégories anglaises. Ces concepts ont largement été repris par les historiens comme étant plus adaptés aux réalités sociales observables que les constructions marxistes.
Mais il n'est de réflexion historique que mise en perspective par une théorie. C'est ainsi une remise en question théorique du concept marxiste de bourgeoisie qui fait l'importance de l'apport historique de Max Weber. Renversant le rapport posé par Marx entre les structures explicatives et les éléments expliqués, Weber fait des structures mentales et culturelles le facteur premier, dans un certain contexte d'accumulation des richesses, du développement du capitalisme (L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904-1905). Il légitime ainsi le primat donné à l'étude des cultures bourgeoises, sans ignorer pour autant le fait économique capitaliste. Par ailleurs, il met l'accent non sur les « rapports sociaux de production » tels que Marx les définissait, et sur les « dominations de classe » qu'ils induisent, mais sur le « statut » des individus dans la société et les formes d'« autorité » et de « pouvoir » attachées au statut des éléments dominants. La bourgeoisie est donc ici l'ensemble des individus qui se reconnaissent ou se voient reconnaître par les autres un statut de bourgeois. Cette notion de statut a souvent été utilisée pour analyser les formes de l'existence bourgeoise.
Depuis quelques décennies, un autre concept s'est imposé, particulièrement chez les historiens français, c'est celui de « notables ». Les [...]
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Écrit par
- Pierre SALY : maître de conférences honoraire à l'université de Paris-I
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