BOUSSOLE (M. Énard) Fiche de lecture
Né à Niort en 1972, Mathias Énard s’initie à l’art islamique à l’École du Louvre. Diplômé d’arabe et de persan à l’Institut national des langues et civilisations orientales, le jeune chercheur séjourne au Moyen-Orient, à Téhéran, Damas, Beyrouth, Le Caire, Tunis, Venise et Rome, avant de s’installer en 2000 à Barcelone. Là, entre traductions et autres travaux littéraires, il enseigne l’arabe à l’université.
Un premier roman, en 2003, La Perfection du tir – Prix des cinq continents de la Francophonie 2004 - fait du narrateur un tireur d’élite dans un pays en guerre, sans doute le Liban. Suivent deux romans, Remonte l’Orénoque (2005) et Bréviaire des artificiers (2007). Plus ambitieux, Zone – Prix Décembre 2008 et du Livre Inter 2009 – libère le souffle d’une phrase unique ou presque, à peine ponctuée, qui se déploie sur vingt-quatre chapitres et cinq cents pages. On a ici une épopée contemporaine sur les conflits de l’espace méditerranéen dans un xxe siècle violent et qui ne distingue plus les victimes des bourreaux, les héros des snipers. En 2010, l’écrivain publie une manière de conte, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants – Prix Goncourt des Lycéens -, récit d’un épisode fictif de la vie de Michel-Ange à Constantinople. Rue des voleurs – Prix Liste Goncourt/Le Choix de l’Orient 2012 – relate le périple d’un immigré marocain dans l’Espagne de 2011. Quant à Boussole (Actes Sud), Prix Goncourt 2015, roman foisonnant et nourri de références culturelles sur les apports de l’Orient dans les arts –, il compose un diptyque avec Zone. Cette fois cependant, la haine décrite dans le premier livre laisse place au désir de vie à travers la lumière de l’Orient.
Le voyage intérieur
Si Zone s’épanouissait dans l’espace, calquant son rythme sur le voyage en train que faisait le narrateur de Milan à Rome, Boussole fraie avec le temps, au rythme des souvenirs et des songes d’un musicologue viennois, Franz Ritter, une nuit d’insomnie. Cet Oblomov des frontières occidentales de la Mitteleuropa vit retiré près d’un oreiller frais ou d’un thé à la rose d’Ispahan, à moins qu’il ne se perde dans un nuage d’opium iranien.
Le voyage intérieur que décrit Boussole s’accomplit de 23 h à 7 h, chaque page écrite comptant pour une minute et demie de cette veille. Il revêt aussi une portée symbolique, car il explore le concept esthétique d’orientalisme. Se réduit-il à un fantasme poétique de voyageurs attirés par la perte de soi, ou constitue-t-il une véritable expérience de l’altérité ?
Le lecteur partage la fascination des bouffées de mémoire qui déclenchent l’illusion du mouvement, d’autant que la boussole détraquée du musicologue n’indique plus le nord, mais l’est. L’insomniaque est aimanté par sa double obsession pour l’Orient et l’amour, tandis que le passage des jours s’imprime en lui comme la souffrance sourde d’une mort à venir. Depuis Vienne se déroule ainsi un voyage mémoriel jusqu’au bout d’une seule nuit, avec pour étapes Istanbul, Damas, Alep et Palmyre, mais aussi les confins de l’Extrême-Orient et de la Malaisie. Au gré des mails de Sarah, collègue aventurière et savante, tant aimée et si peu amante, les échappées du rêveur suivent le fil de l’inspiration et de la contemplation, entre imaginaire solaire et réalité sombre des heures nocturnes.
Le voyage donne lieu à des images éblouissantes – les inscriptions turques des faïences bleues d’Izmir et leur décor peint, l’« illumination » de l’étudiant dans la mosquée Süleymaniye où la lumière stambouliote descend de l’immense coupole et de ses centaines de fenêtres. Reviennent à la mémoire de Ritter des excursions – le rappel d’une nuit enchantée dans une tente de bédouins entre Palmyre et Ruṣāfa sous un ciel d’étoiles, la découverte de la ville de pierres et de ruines d’Alep, ses[...]
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Écrit par
- Véronique HOTTE : critique de théâtre
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