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BOUVARD ET PÉCUCHET, Gustave Flaubert Fiche de lecture

Un « grotesque triste »

En écrivant Bouvard et Pécuchet, Flaubert concrétise un projet qu'il porte en lui depuis longtemps. Doté dès son enfance d'une sensibilité exacerbée au « grotesque triste » de la vie, c'est très tôt qu'il invente, avec les figures du Garçon ou du Commis, les prototypes de l'imbécile sentencieux qui aboutiront au personnage du pharmacien Homais dans Madame Bovary. Ce roman, vaste catalogue de clichés, souvent soulignés par des italiques, a déjà la bêtise pour sujet. Cette réaction quasi allergique aux inepties de son époque, qui s'exprime avec tant de virulence dans sa Correspondance, s'accentue au fil du temps. La perte de ses proches, la solitude, le maigre succès de ses ouvrages et surtout les épisodes de la débâcle de 1870 et de la Commune amènent Flaubert à régler ses comptes : « Je veux, dit-il, cracher sur mes contemporains tout le dégoût qu'ils m'inspirent. »

Livre nécessaire, Bouvard et Pécuchet est aussi le plus ardu qu'il ait eu à écrire. Il ne cesse de s'en plaindre : « Il me semble, confie-t-il à Tourguéniev, que je vais m'embarquer pour un très grand voyage vers des régions inconnues et que je n'en reviendrai pas. » Ou encore : « Je suis exténué de fatigue. Bouvard et Pécuchet m'embêtent, et il est temps que je finisse ; sinon, je finirai moi-même. » Pourquoi tant de souffrances ? Il lui faut d'abord accomplir le long périple intellectuel que feront ses personnages. Avant même de rédiger, il dit avoir lu et annoté plus de 1 500 ouvrages et constitué un dossier de huit pouces d'épaisseur. La seconde difficulté réside dans la structure de la narration : comment éviter la monotonie, alors que ses héros ne font que répéter le même enchaînement qui les conduit de l'étude et de l'expérimentation à l'échec ? Comment rendre complètement anonyme un récit qui ne devrait être fait que de la juxtaposition de formules toutes faites ? Enfin, comment mettre en pleine lumière la bêtise des héros sans se fondre en eux : « Bouvard et Pécuchet m'emplissent à un tel point que je suis devenu eux. Leur bêtise est mienne et j'en crève. »

Le génie de Flaubert a été de faire évoluer ses personnages. Au fur et à mesure qu'ils étudient, les « deux cloportes », comme il les appelait, deviennent plus intelligents, plus critiques et même sensibles à la bêtise des autres. Surtout, ils se mettent étrangement à ressembler de plus en plus à l'auteur lui-même, lui aussi isolé dans sa campagne, lui aussi copiste. « Après s'être fait eux, il les fait lui », dit Albert Thibaudet. Sous leur déguisement, Flaubert peut librement tourner en dérision la suffisance et l'insuffisance des savoirs de son temps, sans jamais tomber dans le piège du jugement, de l'assertion, et de cette ineptie qu'il dénonçait tant : celle de conclure. À l'encyclopédie de la bêtise succède la bêtise de la culture encyclopédique.

Avec Bouvard et Pécuchet, un de ses rares livres qui soient dictés par la seule nécessité intérieure, Flaubert reprend, sur un mode parodique ou farcesque, bien des thèmes de ses romans antérieurs. Mais il accomplit aussi son œuvre la plus singulière et la plus ambitieuse, unique peut-être dans l'histoire de la littérature par son statut – mi-roman comique mi-livre d'idées – et sa visée : « Oh ! si je ne me fourre pas le doigt dans l'œil, quel bouquin ! Qu'il soit peu compris, peu m'importe, pourvu qu'il me plaise, à moi et à nous et à un petit nombre ensuite. »

— Philippe DULAC

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Média

Gustave Flaubert - crédits : Courtesy of the Bibliotheque Municipale, Rouen

Gustave Flaubert

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