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BRAND (mise en scène S. Braunschweig)

Écrivain de la démesure et du malaise dans la civilisation, Henrik Ibsen (1828-1906) est un auteur phare du théâtre contemporain. Durant la saison 2004-2005, de nouvelles mises en scène d'Hedda Gabler (par Éric Lacascade, Théâtre de l'Odéon-Ateliers Berthier à Paris), Maison de poupée (par Thomas Ostermeier, Théâtre des Célestins à Lyon), ou encore Peer Gynt (par Patrick Pineau, Théâtre de l'Odéon-Ateliers Berthier) ont été montées. Au Théâtre national de Strasbourg et au Théâtre national de la Colline à Paris, Stéphane Braunschweig, lui, a choisi de mettre en scène Brand. Après sa création en 1895 par Lugné-Poe, la pièce ne fut portée à la scène en France qu'en 1928 par Georges Pitoëff, et en 1977, dans une adaptation, par Gilles Bouillon. Premier chef-d'œuvre d'Ibsen, elle concentre en elle les thèmes favoris de l'auteur : l'hypertrophie de la volonté, le divorce entre la vie et l'esprit, l'exigence morale et l'impulsion vitale.

Toute la violence de l'œuvre est présente dès le choix du rôle-titre : « Brand », en norvégien, signifie en effet « incendie » ou « brandon ». Une violence qui n'épargne rien. De fait, il faut avoir le cœur bien accroché pour supporter la cruauté de ces scènes où Brand, pasteur « fou de Dieu », exige de sa femme Agnès (Pauline Lorillard), au nom d'un absolu religieux dont aujourd'hui nous nous accommodons mal, le sacrifice de son enfant. La mort de l'enfant est certes un thème ibsénien : on l'a vu dans le Petit Eyolf monté en 2003 par Alain Françon. Mais cette seule scène, où Agnès s'agenouille dans la pénombre du presbytère devant les vêtements de son enfant mort, avant de les donner à une mendiante, parce que selon Brand « la victoire suprême est de tout donner », perturbe durablement. Stéphane Braunschweig excelle une fois encore dans la précision crépusculaire qui donne aux êtres et aux objets des contours si réels que s'y révèle, paradoxalement, leur puissante charge symbolique. La scénographie (S. Braunschweig et Alexandre de Dardel), les lumières (Marion Hewlett) travaillent à créer cette ambiguïté entre réalisme et symbole : les courbes, les plans inclinés évoquent un sol près de se dérober, la lumière éblouissante sur le fjord accompagne l'éclat du premier Brand, habité par la révélation d'une foi communicative. Les clairs-obscurs des actes suivants figurent le jour d'hiver puis la pénombre pénétrant les croisées du presbytère, de la nouvelle église, et les consciences. De même, Philippe Girard a su révéler sous l'écrasante stature de Brand la faille d'une identité trop compacte.

Dans ce « poème dramatique » de plus de quatre heures, Stéphane Braunschweig a vu une métaphore de l'extrémisme religieux. Mais que l'effet en ait été ou non conscient, une fois dépassée l'émotion que la représentation provoque chez le spectateur, Brand nous engage sur la voie d'une réflexion idéologique et esthétique singulièrement vertigineuse. La traduction d'Eloi Recoing donne à entendre la tension entre le propre et le figuré, le sens matériel et le sens spirituel, source du conflit qui oppose Brand à ses contemporains. Les deux scènes centrales avec le bailli (John Arnold met au jour la bouffonnerie sous-jacente du rôle) sont révélatrices de ce malentendu : quand celui-ci entend le syntagme « grande église » dans son acception immédiate, concrète, Brand corrige, donnant aux mots la résonance spirituelle à laquelle le seul spectateur a quelque chance d'être sensible. Car la faille ainsi ouverte entre deux significations caractérise une époque, celle de l'avènement de la bourgeoisie dont Flaubert, par exemple, a raillé l'inauthenticité mesquine. Le parti pris de sobriété du décor démontre assez le choix du metteur en scène ; l'ouverture d'un espace[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers

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