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BRAUTIGAN (mise en scène B. Boeglin)

De Bruno Boeglin, qu'il avait invité en 1979 au Centre dramatique national des Alpes, Georges Lavaudant disait alors : « Il est l'un des rares poètes de la scène. » La phrase a conservé sa pertinence. Hors du temps, hors des modes, Bruno Boeglin est l'homme d'un théâtre qui ne ressemble qu'à lui-même. S'il s'est peu confronté aux classiques (Titus Andronicus, Six Personnages en quête d'auteur), c'est qu'il préfère les œuvres d'auteurs à redécouvrir, ou inédites (le Söderberg de Gertrud, le Bond de Jackets, le Koltès de Salinger qu'il a créé dès 1978), quand il ne choisit pas d'adapter des textes qui n'étaient pas primitivement destinés à la scène (Pan Theodor Mundstock, Pinocchio...), ou de donner ses propres pièces (Septem dies, Le Marabout, L'Enclos...).

Privilégiant les plateaux dépouillés de tout accessoire superflu, les mises en scène de Bruno Boeglin reposent d'abord sur les mots, et les acteurs qui les portent. Ce qui importe ici, ce sont d'abord les contradictions qui font les êtres, en butte aux misères de l'existence, broyés par le Destin ou par l'Histoire. Son mode de narration renvoie volontiers à l'univers de la fable. Il peut paraître naïf. Il n'est jamais simpliste. Son souci est de retrouver la pureté originelle d'un théâtre de conteur et d'artisan – une pureté que cet enfant prodige de la scène (il a signé en 1968 son premier spectacle, à l'âge de dix-sept ans), nourri des spectacles de Planchon (son père fut le secrétaire général du tout nouveau Théâtre de la Cité, futur T.N.P., à Villeurbanne), a pu aller chercher en 1995 jusqu'au Nicaragua, pour y répéter et y créer, dans une petite ville près de Granada, El naufrago, une histoire d'ange tombé du ciel, devant une population qui, avant son arrivée, savait à peine qu'existait le théâtre. L'anecdote n'est pas gratuite. Elle éclaire la manière dont Bruno Boeglin travaille, en symbiose avec ses créations. Comme si les histoires qu'il raconte sur le plateau étaient à chaque fois les siennes.

Composé d'extraits de diverses œuvres de Richard Brautigan (1935-1984), le chantre de la beat generation et de la contre-culture américaine qui se suicida en 1984, Brautigan (Théâtre international de la langue française, 2003, Paris) aurait pu se résumer aux instants marquants d'une biographie.

Bruno Boeglin, lui, bâtit un parcours sensible à travers une écriture et une œuvre. Composée de trois parties (« La Bibliothèque », « Richard humoriste américain » et « L'Émeute communale »), le spectacle, au fil de ses douze séquences, s'élabore à partir d'extraits de La Pêche à la truite en Amérique, bien sûr, mais aussi L'Avortement, Mémoires sauvés du vent, Un privé à Babylone, Retombées de sombrero...

Ponctué de projections de photos ou de films, Brautigan tient autant de l'hommage à l'auteur nourri d'Hemingway, Miller, Faulkner, que du road-movie. Le public est invité à marcher dans les pas du vagabond de la littérature perdu dans l'alcool et le désenchantement. Chemin faisant, c'est non seulement l'existence de l'écrivain qui se raconte devant nous, mais aussi son Amérique à lui. Sans complaisance ni poncifs, sans manichéisme ni démagogie. Plutôt que de ressasser le cliché de l'artiste révolté et maudit, Boeglin, en accord avec l'œuvre de Brautigan, joue de l'apparente banalité du quotidien et des choses, la suit jusqu'au drame ou à la péripétie cocasse. Le ton est très doux, provoquant par contrecoup un sentiment d'étrangeté jusque dans l'humour, même lorsque le sourire du spectateur tourne à l'amer, quand le tableau de l'Amérique bien-pensante d'hier se révèle l'identique exact de celui de l'Amérique de George W. Bush.[...]

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Écrit par

  • : journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à La Croix

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