BRAZIL, film de Terry Gilliam
Nonsense et antifascisme
Brazil a failli s'appeler 1984 1/2, un titre qui le plaçait sous les auspices d'Orwell et de Fellini. À 1984 (publié en 1949), il emprunte en effet le cadre narratif d'une société écrasante aux citoyens sous haute surveillance permanente, et avec Huit et demi (Otto e mezzo, 1962) il partage une propension à mélanger les rêves des personnages à la réalité de ce qu'ils vivent. Mais un 1984 est sorti sur les écrans (Michael Radford, 1984) et Gilliam a dû se replier sur l'ironie – « Brazil », une chanson exotique de 1939, représente l'inaccessible paradis auquel rêve le héros. La ressemblance avec 1984 se limitait toutefois au cadre, car Brazil est plus proche du ludic spirit postmoderne que de la posture politique militante informant le roman d'Orwell.
Ce « goût du jeu » pousse ainsi Gilliam à accumuler genres, climats et allusions jusqu'à un point où la question politique devient secondaire. Lors de l'arrestation musclée de Buttle sous les yeux horrifiés de sa femme et de sa petite fille, par exemple, un huissier tient un discours hilarant à la future veuve à propos de formulaires à signer, discours dont la coloration « groucho-marxiste » est confirmée par le fait que la voisine du dessus regarde un film des Marx Brothers à la télévision. Pourquoi ces références au Hollywood des années 1940 ? Sam dévore Casablanca (Michael Curtiz, 1942), collectionne les photos d'acteurs de cette époque et s'habille comme James Stewart dans La Vie est belle (It's a Wonderful Life, 1946)... Mais parallèlement, le « visuel » du film entretient des liens étroits avec le courant esthétique du steampunk, qui transpose le monde victorien dans le futur – ici ce sont les réseaux qui, au lieu de convoyer des énergies invisibles et des messages dématérialisés, transmettent bruyamment vapeur et pneumatiques. Le tourbillon des allusions, l'éclectisme des juxtapositions et leur vitesse de succession atteignent des sommets tels, dans cette rencontre improbable du nonsense anglo-saxon et de l'antifascisme, que le vertige prend souvent le pas sur la réflexion politique.
Paradoxalement, c'est plutôt la ressemblance formelle avec le Huit et demi de Fellini qui permet au « message » antifasciste de passer avec le plus de netteté. Dans les vingt dernières minutes du film, les lois causales naturelles se trouvent peu à peu subverties par la gratuité des enchaînements caractéristiques des rêves – tout un chacun en a fait l'expérience mais le cinéma l'a rarement montré – puis la vérité éclate, c'est un rêve. Le retour à la réalité qui suit alors glace les sangs.
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Écrit par
- Laurent JULLIER : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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