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BREAKING THE WAVES, film de Lars von Trier

Une caméra qui met les spectateurs à l'épreuve

Comme David Lynch, Lars von Trier passe souvent pour cynique, car il combine de façon personnelle l'émotion avec l'ironie, les recherches de forme avec les situations dramatiques les plus outrées. Or, ici, le réalisateur danois joue complètement le jeu du mélodrame ; il lui donne un nouvel éclairage, en montre la duplicité et le sadisme sous-jacent. Son sujet de prédilection est le mécanisme fatal qui fait que les bons sentiments se retournent facilement en leurs contraires. Comment les meilleures raisons aboutissent à l'enfer, et comment la force de l'amour (« Love is a mighty power », dit Jan, « l'amour est un sacré pouvoir ») est une perpétuelle tentation pour les êtres de se manipuler les uns les autres, en se mettant réciproquement à l'épreuve. Buñuel a déjà montré, dans Nazarin (1959) et Viridiana (1961), comment une vie vécue selon les préceptes de Jésus serait un scandale qui désorganiserait toute la société, même et surtout lorsque cette société se réclame historiquement des Évangiles. Von Trier traite du même sujet mais dans l'intimité des rapports humains : il a bien vu et compris la cruauté des films de son compatriote Carl Theodor Dreyer, et nous met face à des personnages dont nous ne pouvons pas apprécier la part de perversité ou de folie. Bess croit-elle réellement au Dieu qu'elle fait parler ? Jan veut-il tester l'amour de Bess afin de détruire celle-ci, et de l'entraîner dans sa propre ruine ? Nous ne pouvons le savoir, pas plus peut-être que les personnages ne le savent eux-mêmes.

Les héroïnes de von Trier s'avèrent souvent des femmes au cœur fort qui se piègent et piègent les autres aux jeux de la passion. Leur humilité est une forme suprême d'orgueil. Bess a l'outrecuidance de parler avec Dieu lui-même, de donner une voix à ce dernier, et de jouer avec lui à un défi destructeur.

La grande force du réalisateur, ce qui lui permet de créer l'émotion, est son sens des acteurs : actrice de théâtre novice au cinéma, l'anglaise Emily Watson est une Bess bouleversante qui éclaire l'ambiguïté du personnage, tandis que Stellan Skarsgard, avec son physique massif, est un Jan énigmatique et intense.

D'un point de vue stylistique, le film, en format Scope, adopte une forme très affichée : il est découpé en plusieurs chapitres dont chacun s'ouvre par un paysage de nature en plan fixe (retravaillé par ordinateur), où seuls des nuages ou les vagues de la mer sont en mouvement et sur lequel s'incruste un titre de chapitre (« Bess se marie », « La Vie avec Jan », etc.). Ces images permettent à l'œil de se reposer, tout en nous faisant entendre des chansons pop des années 1970 : Bob Dylan, Tyrannosaurus Rex, Leonard Cohen, Elton John... Quant aux épisodes eux-mêmes, ils sont tournés avec une caméra portée, violemment mobile, qui tangue d'un visage à un autre et ne reste jamais en repos, imposant au spectateur une grande tension. Aux dires du réalisateur, ce style « reportage filmé » serait destiné à créer une distance avec le côté mélodramatique de l'histoire ; il est évident qu'au contraire il l'intensifie. Ce style de caméra portée, frénétique, jamais stable, pour tourner une fiction, influencera notamment les Frères Dardenne (Rosetta, 1999). Le cinéma de Pasolini, mais aussi celui de Werner Herzog, une des admirations de Lars von Trier, constituent des précédents, bien que chez ces réalisateurs la caméra portée soit moins ostensible.

Le réalisateur, par jeu, devait proposer par la suite une sorte de charte de tournage intitulée le « Dogme », composée d'un certain nombre d'interdits (pas de décor construit, pas de son rajouté en dehors de celui du tournage, pas d'éclairage artificiel, pas de trucages, etc.) censés amener le cinéma[...]

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Écrit par

  • : écrivain, compositeur, réalisateur, maître de conférences émérite à l'université de Paris-III

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