BROKEN FLOWERS (J. Jarmusch)
Après deux tentatives pour aborder, de biais, le cinéma de genre (le western avec Dead Man, 1995, le film d'action dans Ghost Dog, 1999), Jim Jarmusch revient, avec Broken Flowers (2005), à la peinture dépouillée du monde contemporain tel qu'il l'a esquissée dès Stranger than Paradise (1983). On retrouve l'univers de l'auteur : sketches s'emboîtant dans le flux d'une continuité narrative, laconisme et langueur du personnage central, suite de trajets prenant la forme de quêtes. Pour la première fois néanmoins, le cinéaste, dont tout l'œuvre s'ancrait jusque-là dans une évocation très personnelle de communautés jeunes sur fond de rock urbain, s'intéresse aux pérégrinations d'un quinquagénaire aisé. Jim Jarmusch avoue avoir écrit le rôle de Don Johnston pour Bill Murray (né en 1950, soit trois ans avant lui). À l'origine acteur de comédies, celui-ci s'était forgé dans Lost in Translation de Sofia Coppola (2003) un profil proche de celui de l'homme vieillissant et désillusionné de Broken Flowers.
Au début du film, Don regarde à la télévision The Private Life of Don Juan d'Alexander Korda (1934), tandis que son amie le quitte : il vient de recevoir une enveloppe rose avec une lettre rose que Sherry (Julia Delpy) prend pour le billet doux d'une rivale. De fait, le générique montre le trajet qu'a suivi cette missive anonyme, de la main qui la poste à la maison de Johnston. C'est le moteur du récit : une ancienne conquête y révèle à Don qu'elle aurait eu un fils de lui, âgé aujourd'hui de dix-neuf ans.
Dès cette ouverture, le cinéaste livre un « portrait robot » de son personnage : si Don se montre taciturne, les paroles de son ex-compagne nous informent qu'il est, aussi, un séducteur. Des indices de sa personnalité apparaîtront par la suite, au fil de ses multiples trajets et rencontres. Jarmusch fait ici de la lettre un McGuffin (néologisme hitchcockien désignant un objet qui ne sert qu'à faire agir l'acteur : la recherche de documents, une silhouette entrevue) qui vient nourrir la fiction. De prime abord, Don ne souhaite pas savoir qui est son fils. Mais son voisin Winston (Jeffrey Wright), père de famille rangé et détective amateur, se prend au jeu, et retrouve la trace des femmes que Don a connues, il y a une vingtaine d'années. À partir de là, Jarmusch et Winston donnent au « héros » la mission de les retrouver.
Don va donc traverser les États-Unis et faire des rencontres de plus en plus éprouvantes. Les « fleurs brisées » du titre renvoient aux bouquets que le voyageur offre à chacune de ses cinq ex-maîtresses. Cela va du beau bouquet réservé à Laura, la première de la liste, au médiocre assemblage de fleurs des champs cueillies sur place et destinées à Penny la routarde, dernière femme vivante du lot, et la plus agressive. Au cours de son équipée, Bill Murray apparaît aussi seul que l'étaient John Lurie ou Tom Waits dans Down by Law (1986). Mais son âge lui tisse un passé, un hors champ peuplé de fantômes qui soudain s'incarnent. C'est la première fois en effet qu'un personnage jarmuschien accomplit un périple géographique mais aussi introspectif, qui est à la fois une métaphore de lui-même et une vision désabusée de certains travers américains. Les univers qui se succèdent dans le film trouvent un écho jusque dans la bande-son, qui revisite plusieurs décennies de pop music.
La rencontre avec Laura est détendue, amicale. Le couple fait l'amour. Laura est certainement la personne qui a su demeurer la plus fidèle à ce qu'elle fut, conservant la spontanéité et l'esprit bohème qui faisaient son charme. Dora, l'ancienne hippie, est devenue une bourgeoise collet monté et ne peut communiquer qu'à un niveau très superficiel avec Don, ce qui accroît son malaise. Le cas de Carmen est plus complexe[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Raphaël BASSAN : critique et historien de cinéma
Classification