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BROOKLYN VILLAGE (I. Sachs)

De l’intérieur vers l’extérieur

Se référant à La Mouette d’Anton Tchekhov, où l’on voit Brian interpréter le rôle de Trigorine, la mise en scène de Brooklyn Village marque la volonté d’évoquer l’environnement des personnages et sa transformation à partir de leur intériorité. Ira Sachs plonge ainsi le spectateur au cœur des tensions qui hantent chaque individualité avant de mettre en évidence les différents liens et mésententes qui existent entre elles. Le sentiment de solitude de chacun des protagonistes en devient immédiatement prégnant, avant qu’il ne soit dissipé au contact des autres, à l’image de l’inconnu téléphonant à Jake pour lui parler de son grand-père qui vient de décéder. Le cinéaste sonde ainsi les devenirs potentiels de chacun des personnages, comme la caractérisation de l’homosexualité latente de Jake, évocation rarissime au cinéma de cet aspect de l’adolescence.

Tony ne s’interroge pas sur la nature réelle de la camaraderie qui le lie à Jake. Tous les deux ont des passions artistiques : le premier veut devenir comédien et le second dessine. Ils ne souhaitent qu’une chose, poursuivre leurs études ensemble. Ce futur qui les projette vers l’extérieur se heurte à la barrière générationnelle que forment leurs parents. Leonor doit défendre son commerce et donc le loyer modique dont elle bénéficie, octroyé par le père défunt de Brian. Elle se retrouve dans la nécessité absolue de préserver sa condition matérielle, tandis que Kathy et Brian, ainsi que sa sœur Audrey (Talia Balsam), souhaitent profiter de la nouvelle aisance matérielle potentielle que leur procure l’héritage. Le cinéaste clive alors deux temporalités : celle des adultes et de la spéculation immédiate, contre celle des deux adolescents qui se murent dans un silence volontaire au contact de leurs parents pour arrêter le cours de la bataille économique qui menace leur camaraderie. Cette dureté se dissipe de temps en temps, lors des trajets en skateboard de Jake et Tony dans leur quartier. Ces moments aériens permettent de redistribuer le temps d’un récit inexorablement lié à l’occupation de l’espace par les personnages.

En effet, dans Brooklyn Village, le décor n’est jamais filmé pour lui-même. Il n’existe que par la présence des personnages qui l’investissent. Les intérieurs font éprouver une forme de cloisonnement, à l’image de la pression matérielle que vivent les deux familles. Hormis l’authenticité de l’amitié entre Jake et Tony, celle qui aurait voulu s’ébaucher entre Leonor et le couple Jardine est rapidement minée par l’intérêt de chacun qui, malgré les convenances, ne peut être longtemps dissimulé.

Sur ce dernier point, Kathy et Brian, qui représentent la quintessence de bourgeois bohèmes, tentent de mettre les formes afin que leur action de propriétaires ne soit pas assimilée à de la xénophobie à l’égard de Leonor. En digne mère et en mémoire de son amitié pour le père de Brian, celle-ci ne mettra jamais cet argument en avant. Cette délicatesse révèle toute la profondeur de Brooklyn Village. Le film offre un portrait exceptionnel d’une mégapole qui voit son désir d’assimiler une population multiethnique menacé à tout moment par les luttes économiques de la spéculation.

— Pierre EISENREICH

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Écrit par

  • : critique de cinéma, membre du comité de rédaction de la revue Positif

Classification

Média

<em>Brooklyn Village</em>, I. Sachs - crédits : Charlie Guidance/Faliro House/Race Points/ Photoshot/ Aurimages

Brooklyn Village, I. Sachs