NAUMAN BRUCE (1941- )
Réflexions sur la condition humaine
Cette nécessité de vivre retiré du monde (de l'art) est liée, pour reprendre les termes de l'artiste, à une « frustration » et une « colère en rapport avec la situation sociale ». Or, si ces sentiments vont influencer son mode de vie et son isolement, ils vont également, à partir des années 1970, générer et alimenter de nombreux travaux de plus en plus engagés sur le plan politique. La plupart de ces œuvres ont toutefois pour origine les propositions émises entre 1965 et 1970 et s'appuient sur les mêmes médiums et techniques expérimentés et décortiqués pendant ces années de jeunesse. Le langage reste omniprésent si ce n'est qu'il est désormais souvent envisagé selon des perspectives qui relèvent davantage d'interrogations anthropologiques, économiques, éthiques et sociales. L'œuvre de Nauman offre à ce titre une fascinante illustration des glissements théoriques et de la manière dont les idées et concepts vont évoluer en fonction des contextes intellectuels.
On peut en effet interpréter certaines vidéos ou installations en néons réalisées par Nauman dans les années 1980 et 1990 au regard d'une théorie du langage performatif (à savoir que certains verbes ne décrivent pas des actions mais coïncident avec celles-ci) revue par les gender studies. Aux yeux de la féministe Judith Buttler, le « gender » (le genre sexuel défini par les différences sociales) est effectivement performatif dans la mesure où l'on devient une femme ou un homme à force de réitérer des actes et de se plier à des modèles de fonctionnement définis par la société. L'installation vidéo Violent Incident de 1986 (Tate Gallery, Londres), composée de douze moniteurs, nous plonge par exemple au cœur de cette différenciation sexuelle régie par des modes comportementaux où un homme et une femme incarnent respectivement un rôle. Interprétées par des comédiens, les vidéos mettent en scène un incident entre un homme et une femme qui s'apprêtent à se mettre à table afin de partager un repas en tête à tête. Au moment où la femme s'assied, l'homme retire la chaise. Elle tombe par terre, se relève, lui met la main aux fesses. Il se retourne, l'insulte. La scène dégénère et la femme finit, après avoir été giflée, par s'emparer d'un couteau. Ils se battent et s'écroulent. Diffusées sur un mode désynchronisé et simultané, les douze vidéos incorporent plusieurs versions jouées par les acteurs, dont une qui inverse les rôles féminin et masculin. L'extrême violence, empreinte d'une évidente banalité, qui régit les rapports entre homme et femme est d'autant plus évocatrice qu'elle s'appuie sur un jeu de comédiens, permettant à l'artiste en résonance aux gender studies de souligner le fait que l'un comme l'autre interprètent un rôle, le performent, au sens anglo-saxon du terme.
La désynchronisation et la répétition auxquelles Nauman a recours pour Violent Incident caractérisent un mode syntaxique expérimenté dès les années 1970 par l'artiste. Héritée de l'art minimal, la répétition ne répond toutefois chez Nauman à aucun principe formel « puriste ». Ce dernier lui sert au contraire souvent de matrice à des dispositifs dont la désynchronisation ne fait qu'accentuer une sorte de dysfonctionnement systémique. Une des plus impressionnantes installations de Nauman s'intitule One Hundred Live and Die (1984, Naoshima Contemporary Art Museum, Kagawa, Japon). Composée d'un mur-enseigne recouvert de mots inscrits sous forme de néons, elle regroupe sur un mode répétitif et désynchronisé (les messages scintillent en fonction d'un programme aléatoire) les verbes die (mourir) et live (vivre) associés respectivement via la conjonction and (et) à d'autres verbes (eat[...]
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Écrit par
- Erik VERHAGEN : maître de conférences en histoire de l'art contemporain à l'université de Valenciennes, critique d'art, commissaire d'expositions
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
Classification
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