BRUIT, musique
Article modifié le
Les compositeurs ont toujours manifesté un intérêt pour les sonorités étranges, pour des timbres agressifs, pour des combinaisons sonores originales considérées comme expression musicale à part entière, et l'utilisation du bruit – ou, plus généralement, des bruits – dans les œuvres musicales est une constante, même si son évolution, depuis la mention de l'enclume par Michael Praetorius dans son Theatrum instrumentorum (1620) jusqu'au Manifeste technique de la musique futuriste de Francesco Balilla Pratella (1911), peut paraître lente.
Ce serait cependant oublier que la célèbre Symphonie des jouets, longtemps attribuée soit à Joseph Haydn, soit à Michael Haydn, soit encore à Leopold Mozart, et dont on est désormais quasi certain qu'elle fut composée par Edmund Angerer entre 1760 et 1770, use d'appeaux et de jouets musicaux ; que l'euphone, constitué de tubes de verre mis en vibration grâce au frottement par des doigts mouillés, est inventé vers 1800 par l'acousticien allemand Ernst Florenz Friedrich Chladni ; que Verdi recourt à deux enclumes (incudini) dans Le Trouvère, en 1853 ; que dans L'Or du Rhin, dont la partition est achevée l'année suivante, Wagner en utilise dix-huit, accordées, contrairement à celles du Trouvère ; que Tchaïkovski fait appel à un canon pour son Ouverture 1812 (1880) ; que Richard Strauss emploie une machine à vent dans son poème symphonique Don Quichotte (1897) ; que Ravel utilise trois pendules dans L'Heure espagnole (1911)...
Au début des années 1910, Henry Cowell entreprend une étude systématique des tone clusters (ou clusters) pianistiques, grappes de sons se rapprochant du bruit. Et, en 1914, un an après qu'a résonné à Paris la polyrythmie sauvage du Sacre du printemps de Stravinski, a lieu, à Milan, le premier concert de musique « bruitiste ». Luigi Russolo (1885-1947), compositeur, peintre et inventeur italien, est le théoricien et le pionnier de cette musique « bruitiste ». Membre du groupe des Futuristes, qu'il rejoint en 1910, il a pour projet de « conquérir la variété infinie des sons-bruits ». Il publie en 1913 un manifeste futuriste, L'Arte dei rumori (« L'Art des bruits »), inspiré des théories de Pratella, et en particulier par le Manifesto tecnico della musica futurista de ce dernier (1911). Classant les bruits en six catégories, il imagine alors avec son assistant Ugo Piatti des instruments qu'il dénomme de manière générique intonarumori (bruiteurs) et qui prennent des noms aussi évocateurs qu'auditivement « parlants » : ainsi, ululatore (hululeurs) ou scoppiatore (exploseurs). De 1923 à 1927, il conçoit un instrument à clavier, le rumorarmonio, dit aussi russolofono, équivalant à plusieurs de ses intonarumori ; cet instrument produit aussi bien des bruits que des accords parfaits. Russolo est sans conteste le précurseur de l'intrusion du bruit dans la musique.
Dès lors, tout va aller en s'accélérant, du martellato du piano bartókien au piano préparé de John Cage (qui connaîtra son premier chef-d'œuvre en 1948, avec les Sonatas and Interludes, l'année même de la naissance de la musique concrète) en passant par la machine à écrire et le bouteillophone d'Erik Satie (Parade, 1917), un bouteillophone qui sera immédiatement repris par Honegger dans Le Dit des jeux du monde (1918).
Les premiers instruments électriques vont être inventés : le Russe Leon Theremin (Lev Sergueïevitch Termen) met au point l'aetherophone (ou étherophon, 1920), le thereminvox (ou theremin, 1928) et le rhythmicon (réalisé avec Henry Cowell en 1931) ; l'Allemand Jörg Mager invente l'Elektrophon (1921), le Kurbelsphärophon (1926), le Klaviatursphärophon (1928) ; le Français René Bertrand le Dynaphone (1927) ; le Français Maurice Martenot les ondes Martenot (1928) ; l'Allemand Friedrich Trautwein le Trautonium (1930) ; l'Allemand Oskar Vierling, ancien assistant de Mager, l'Elektrochord (1933) ; les Allemands Bruno Helberger et Peter Lertes l'Hellertion (1936)...
Les trois décennies qui séparent les Années folles de l'immédiat après Seconde Guerre mondiale vont permettre aux bruits du monde de conquérir un statut musical et de contribuer, parallèlement au triomphe de l'atonalité et du sérialisme, à l'édification de la modernité musicale. Durant ces trente années vont résonner les sirènes de Varèse (Amériques, 1926), les sonnettes électriques et les hélices d'avion du Ballet mécanique de George Antheil (1926), les sifflets de police du Divertissement de Jacques Ibert (1927), les machines du ballet Le Pas d'acier de Prokofiev (1927), la plaque de métal de l'« épisode orchestral » Fonderies d'acier (Zavod) d'Alexandre Vassilievitch Mossolov (1928), les Klaxons d'Un Américain à Paris de George Gershwin (1928), la machine à écrire de Tabloid Suite de Ferde Grofé (1933), les boîtes de conserve et la planche à laver (washboard) de Made in America de William Russell (1936), le flexatone (Flex-a-tone) du Concerto pour piano de Khatchatourian (1936), les meubles de Living Room Music de John Cage (1940)...
Cependant, c'est la révolution de la musique concrète, née en 1948 sous l'égide de Pierre Schaeffer, qui fait définitivement reconnaître le bruit comme étant d'une nature non pas différente de celle des « sons », mais seulement plus complexe qu'eux : la musique concrète repose sur l'utilisation de sons préexistants mais difficilement reconnaissables. Pierre Schaeffer découvre ainsi que le spectre sonore d'un instrument ne correspond pas à son timbre, qu'il existe des phénomènes de transformation – qu'il nomme « anamorphoses » – entre les phénomènes physiques et la perception musicale, que la sensation des hauteurs ne coïncide pas avec le contenu en fréquences...
L'une des conséquences, et non des moindres, de l'utilisation du bruit comme matériau musical à part entière par la musique concrète puis par les musiques électroniques, est l'accession de la machine au rang d'instrument, en d'autres termes la reconnaissance de la technologie comme outil de création. Les phonogènes (Pierre Schaeffer, Jacques Poullin) – magnétophones à variateur de vitesse qui permettent de transposer un son –, les morphophones (Poullin, Abraham A. Moles) – qui permettent, grâce à un traitement sur bande magnétique, de transformer les spectres et la réverbération d'un son –, les régulateurs temporels – qui agissent sur le tempo et la durée sans entraîner une variation des hauteurs –, les modulateurs en anneaux – qui permettent de mixer les spectres entre eux –, les filtres de fréquences – qui transforment le timbre en sélectionnant des fréquences –, tous ces instruments ont entraîné une modification profonde des habitudes auditives. La connaissance du son et de ses composantes ouvrait le débat créateur des moyens technologiques et scientifiques nécessaires à une nouvelle conception de l'œuvre musicale. Trois directions se dessinaient alors.
Les tenants de la première allaient profiter des avancées technologiques et se tourner vers l'ordinateur et la composition plus ou moins automatisée. Deux courants se distinguent, usant tous deux des mathématiques : celui des musiques algorithmiques, fondées sur des recherches combinatoires (Pierre Barbaud, Michel Philippot, Jean-Claude Risset, Iannis Xenakis...), et celui des musiques stochastiques, fondées sur la pensée statistique et le calcul des probabilités (Xenakis également).
Les partisans de la deuxième allaient s'inspirer de cet univers nouveau afin de réinjecter le bruit et les nouvelles connaissances ainsi acquises au sein de l'instrumentarium traditionnel ; c'est le cas de György Ligeti et de ses micropolyphonies de « nuages sonores », mais aussi celui d'Helmut Lachenmann et de ses modes de jeux « bruitistes ».
Les adeptes de la troisième voie allaient se servir des découvertes sur les composantes du son pour explorer musicalement les spectres sonores et leurs formants (harmoniques renforcés) au sein de la musique électro-acoustique et de la musique acousmatique, recourant de nouveau soit à l'instrumentarium traditionnel (avec la musique spectrale : Gérard Grisey, Tristan Murail...), soit aux riches hybridations possibles entre l'outil technologique et le timbre instrumental, d'où sortira ce que l'on appelle la synthèse sonore ou encore la musique électronique vivante (live electronic music : John Cage, Karlheinz Stockhausen, Luigi Nono...).
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Alain FÉRON : compositeur, critique, musicologue, producteur de radio
Classification
Autres références
-
ANTHEIL GEORGE (1900-1959)
- Écrit par Juliette GARRIGUES
- 774 mots
Arnold Schönberg écrivit le 21 novembre 1920 : « Si nous vivions à une époque normale – aussi normale que la période antérieure à 1914 –, la musique de notre temps se trouverait dans une situation différente. » Le début du xxe siècle est en effet marqué par de nombreuses ruptures,...
-
CONCRÈTE MUSIQUE
- Écrit par Antoine GARRIGUES
- 1 054 mots
La musique concrète naît en 1948, lorsque l'ingénieur du son Pierre Schaeffer (1910-1995) fonde le Studio d'essai de la Radio-Télévision française (R.T.F). Mais plusieurs expériences ont déjà été réalisées à partir d'appareils électriques de production du son et de moyens de reproduction comme...
-
LACHENMANN HELMUT (1935- )
- Écrit par Alain FÉRON
- 1 099 mots
Le compositeur allemand Helmut Friedrich Lachenmann naît le 27 novembre 1935 à Stuttgart. De 1955 à 1958, il accomplit ses études musicales à la Musikhochschule de sa ville natale, où il a notamment pour professeurs le compositeur autrichien Johann Nepomuk David (théorie et contrepoint) et Jürgen...
-
RUSSOLO LUIGI (1885-1947)
- Écrit par Bénédicte RAMADE
- 695 mots
- 2 médias
Luigi Russolo est né à Milan, dans une famille de musiciens. C'est dans cette ville qu'il rencontre Umberto Boccioni et Carlo Carrà en 1909, accédant ainsi à la « famille » futuriste dans laquelle il brille très rapidement sur le plan pictural dans un premier temps, puis avec son art...
Voir aussi